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In memoriam
Abbé Claude Prieur, diacre
Objections - n°8 - décembre 2006

Cher père Philippe. Plus intimement encore, cher père Marie-Do. Pour qui l’a connu, comment ne pas être fasciné ? Puis, une fois passée la fascination première, comment ne pas entrer dans l’amitié d’âme qu’il suscitait ?

Il y a des êtres doués pour l’amitié. Il était de ceux-là. Quelques rencontres suffisaient et tout était joué. Il pouvait s’écouler des années avant que les circonstances ne vous réunissent, un rendez-vous, un entretien. C’était comme si vous vous étiez quittés la veille. Il pointait un doigt en votre direction, riait, et c’était reparti. On ne peut s’empêcher d’en conclure que l’intelligence est pour beaucoup dans l’amitié… et que l’amitié est pour beaucoup dans l’intelligence des êtres.

Tout son enseignement d’ailleurs pourrait se ramener à cette double influence : celle de l’intelligence sur l’amitié et celle de l’amitié sur l’intelligence.

C’est chez les anciens et plus spécialement chez Aristote que le philosophe en lui – n’ayant par ailleurs négligé aucune enquête à travers le temps et recueilli le point de vue original de chacun - avait puisé cette expérience au large spectre que seuls offrent les Grecs, inventeurs (ou découvreurs) de la sagesse philosophique ; c’est de leur fréquentation assidue qu’il avait tiré cette conviction et cet art de vivre.

Mais, direz-vous, et la Révélation ? Et la foi ? La foi avait tout pris chez lui ; tout brûlé pourrait-on dire, mais là encore il fallait découvrir le moteur intime de l’homme de Dieu qu’il était. Ce moteur, c’est quelqu’un : le Christ crucifié et glorifié.

Certes, comme disciple d’Aristote, il savait mettre en valeur le désir naturel de Dieu et la contemplation des principes les plus élevés. Il l’obtenait cependant à partir d’un sarclage obstiné et de l’humble découverte de la nature des choses (causalité selon la forme substantielle : "ceci") puis de leur acte d’existence (causalité selon la fin : "est"), ici synthétisés dans le jugement d’existence que porte tout un chacun sur ce qu’il expérimente : "ceci est".

Il en parlait comme personne et vous mettait en appétit. Puis, une fois proche des sommets, il savait montrer que les deux axes de la philosophie du "Maître de ceux qui savent" (dixit saint Thomas d’Aquin à propos d’Aristote), sa métaphysique et son éthique, avaient la même fin à la fois contemplative et amicale ; qu’elles procédaient toutes deux du même désir humain : "Tout homme désire naturellement savoir" (Première phrase de la « Philosophie première » ou métaphysique d’Aristote), et : "Le bonheur est ce que tous désirent» (Première phrase de « l’Éthique à Nicomaque » ou morale d’Aristote). Il n’y a pas de doute que déjà comme philosophe et comme homme Marie Dominique Philippe était un homme de désir, tout fasciné par la fin, et qu’il savait l’éveiller chez son auditeur.

Alors, et l’homme de Dieu, et le religieux dominicain, le prêtre du Christ, le fils de Dieu, le fils de l’Église ? Même orientation, sublimée et soutenue par la Personne et la grâce attractive du Christ : celle d’un désir insatiable devenu soudain responsable de lui-même et d’autrui, perceptible à travers sa prédication, et, plus que tout, le désir d’union au Christ et, par lui, à la Trinité bienheureuse. Saint Jean, le plus perspicace des disciples de Jésus selon saint Thomas, l’y portait comme par une affinité secrète : "ce que nous avons vu du Verbe de Dieu, ce que nos mains ont touché…’’ (I Jn. 1. 1-5). Ici, l’homme exceptionnel, l’être puissamment intelligent, l’ami présent et pertinent qu’il était, apparaissait comme le plus pauvre parmi les pauvres, à la fois lumineux et modeste : un transmetteur, un petit agneau aux pieds de l’Agneau Immolé. Il restait un maître, certes, mais attentif au lien intérieur qui l’unissait au Christ. C’était visible jusque dans son attitude, il était comme physiquement blotti contre son Maître et Seigneur.

Mais cet agneau transi n’était pas pour autant médiocre. On ne se refait pas. Le père Philippe était "classe". Il avait horreur de la médiocrité. Tout ce qui était en lui il le mettait en œuvre, le répandait, le diffusait sans relâche. Tout ce qui était à sa portée, il en faisait de l’or !

Le dominicain aura prêché sans désemparer, le philosophe travaillé comme personne, le théologien médité sans cesse et remis sur le métier (Pères de l’Église, saint Thomas d’Aquin), l’auteur spirituel aura scruté les Saintes Écritures et les saints auteurs, le maître aura soulevé tout une jeunesse. Il attirait parce qu’il répandait. On se rendait à son cours comme on va à un rendez-vous amoureux.

Il est frappant, par exemple, de lire la retraite qu’il a faite sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Les citations pullulent et coulent naturellement dans ses instructions : c’est à une véritable assimilation filiale qu’il s’est d’abord livré pour en redonner la moelle. Il se mettait comme en dessous d’abord, cherchait l’intention, ce qu’avait voulu dire l’auteur, puis faisait émerger la saillie lumineuse, le trait de génie et ses multiples implications théologiques et mystiques (la mystique a trait à ce qui relève de l’union aimante et théologale avec Jésus). Il aimait chez la sainte sa capacité d’aller à l’essentiel et voyait y dominer parmi les dons connexes du Saint-Esprit le don d’intelligence.

Car le Père Marie-Dominique Philippe avait l’esprit filial et c’est peut-être ce qui frappe le plus chez lui. Il parlait de saint Thomas, son frère en religion, en véritable disciple mais aussi comme un fils attentif à traduire sa pensée, toujours en état de découverte, toujours renaissant aux choses avec son maître. Il aimait la trinité dominicaine : saint Dominique le père, source cachée, saint Thomas d’Aquin le fils expressif et le témoin, enfin sainte Catherine de Sienne l’esprit fécond. Que d’inventivité filiale chez lui !

Il était fidèle par le cœur. Un jour mémorable pour moi, il me dit avec une sorte d’ardeur l’amitié qu’il avait conservée pour Monseigneur Lefèbvre : “J’ai traversé la rue à Fribourg pour lui faire une accolade et lui dire que je l’aimais toujours beaucoup. Il était ému aux larmes”. Puis il ajouta : “Parlez moi plutôt de lui”, après avoir évoqué la récente visite du Supérieur Général de la Fraternité Saint Pierre : il n’était pas emballé, me le dit, et je compris que le fondateur qu’il était allait au fondateur réel, à monseigneur, à son esprit. Je m’en acquittai avec cœur, faisant ressortir combien l’archevêque avait su nous unir autour de l’autel en dépit de la différence incroyable des tempéraments et comment, à chaque retour d’un de ses longs périples, sa seule présence entrevue aux détours d’un couloir dans cette chaudière en ébullition récurrente qu’était le séminaire d’Ecône, rassurait et faisait retomber la pression. La paix revenait comme par enchantement.

Le père restait admiratif et précis : "Ah oui ! Et c’est lui qui obtenait cela ?”. Je me souviens que les sacres ne le préoccupaient point. Le philosophe en lui était beaucoup plus inquiet du fait que l’Archevêque ait pu mettre un kantien à la tête de son œuvre. Il l’évoquait avec effarement en se prenant la tête à deux mains. On sait aujourd’hui combien Monseigneur Lefebvre était contrarié par les impératifs catégoriques soudains fleurissants sous ses pieds comme un parterre de ronces. Je crois que de là-haut, où dans le face à face éternel s’expérimente l’humour très particulier du Bon Dieu, ils font tous deux un bon million de kilomètres ensemble et tirent quelques ficelles ici ou là. "Je regrette de ne pas m’être battu pour la messe romaine traditionnelle", me dit enfin le père. Aussi ai-je acquis la conviction qu’il est personnellement intervenu à Rome, là où il le fallait, afin de préparer l’avenir. Là et sur de nombreux autres points sans doute (comme le fit de son côté le R.P. Joseph de Sainte Marie O.C.D.), car avec lui tout entretien personnel, à condition que ce fut avec un être libre et perspicace, ce qui arrive quelquefois à Rome, faisait fi des titres et écartait d’un revers les tabous pour aller aux choses ! On est philosophe ou on ne l’est pas !

Un dernier clin d’œil pour le lecteur de notre revue. Le Père Philippe nous a quittés le 26 août 2006. Treize jours plus tard, le 8 septembre suivant, jour de la fête de la nativité de la Vierge Marie, il aurait fêté lui-même ses 94 ans. Je pense que ce jour-là, la Communauté Saint Jean a fêté l’anniversaire de son fondateur dans le silence et le recueillement. Ce même jour était signé à Rome l’érection de l’Institut du Bon Pasteur, sous l’impulsion du pape et en présence du Cardinal Castrion-Hoyos…

J’invite tout curieux à lire les pages que le Père Philippe consacre au Bon Pasteur dans les commentaires qu’il a fait de saint Jean l’Evangéliste, si on les trouve encore (“Suivre l’Agneau”). Il verra combien l’évocation du Bon Pasteur que fait le Christ en parlant de lui-même nous livre le fond même de son âme, Lui, le Bien Aimé du Père. Il faut toujours rechercher la source pour connaître la fin. Elle nous la livre déjà et comme en filigrane.

 

 

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