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Benoît
XVI, accusé levez-vous !
Abbé G. de Tanoüarn
Objections - n°6 - juin 2006 |
Mgr
Tissier de Mallerais, l’un des quatre évêques sacrés par Mgr Lefebvre en
1988, vient de donner une interview au site Internet The
Remnant. Cette conversation
“à bâtons rompus” avec le jeune Américain Stephen Heiner est
révélatrice des positions fondamentales de “la droite de la Fraternité
Saint-Pie X” actuellement dans la crise de l’Eglise. À la veille d’un
chapitre général qui doit, entre autres choses procéder à l’élection pour
12 ans du successeur de Mgr Bernard Fellay à
la tête de la société religieuse fondée voilà bientôt un demi-siècle par
Mgr Lefebvre, ces réactions épiscopales me semblent particulièrement
significatives. N’ayant reçu aucune forme de démenti, ni explicite ni même
tacite, elles engagent d’une certaine façon l’ensemble de la Fraternité
Saint-Pie X.
Ce
qui me semble le plus important, au point de conditionner l’ensemble du propos
de Mgr Tissier, réputé pour sa grande réserve personnelle, c’est, à la fin
de l’entretien, la manière dont l’évêque se sépare explicitement de l’une
des positions les plus fréquemment répétées par Mgr Lefebvre. Selon Mgr
Tissier, il n’est pas possible de « lire le concile Vatican II à la lumière
de la Tradition ». Dans ce texte dont on nous dit qu’il l’a soigneusement
relu avant publication, l’auteur de la biographie officielle de Mgr Lefebvre,
qui connaît mieux que personne sans doute le parcours de l’évêque de fer, n’hésite
pas à déclarer que si, autrefois, la Fraternité pouvait tenter de « lire le
concile Vatican II à la lumière de la Tradition », « cela n’est plus le
cas aujourd’hui ». Il y a une évolution sur ce point de la position des
traditionalistes, reconnaît l’évêque : « La seule lumière à laquelle on
puisse lire le Concile est celle de la nouvelle philosophie ». Et Mgr Tissier
de Mallerais de conclure par un conseil donné à l’Eglise : « Un jour l’Eglise
devra effacer ce Concile, l’oublier. L’Eglise se montrera sage si elle
oublie ce Concile ! » Il faut « en faire table rase (tabula rasa) ».
L’insistance
de l’évêque est patente. Elle contient évidemment comme un message. Quel
est-il ?
Tabula
rasa
C’est
au pape Benoît XVI que s’adresse Mgr Tissier, en lui offrant une sorte d’avertissement
: ne croyez pas, déclare l’évêque, que, concernant le Concile, nous nous
contenterons d’une interprétation renouvelée et conforme à la Tradition. Ce
que nous voulons avec Vatican II, c’est en faire table rase. Et pour être
sûr de se faire bien comprendre, l’évêque répète la même formule en
latin : tabula rasa !
Manière
implicite de prévenir Rome, en avertissant que les enchères montent. La
Fraternité ne se contentera pas du travail que fait Benoît XVI, critiquant
publiquement « un certain esprit du Concile » et tentant de remettre Vatican
II dans la continuité des grands conciles œcuméniques. Le discours du 22
décembre à la Curie romaine, au cours duquel Benoît XVI avait formulé cette
nouvelle approche de Vatican II, est mentionné par Mgr Tissier. Mais il est
compris par lui, de manière volontairement déformée, comme un appel à
interpréter non pas seulement ce concile pastoral mais « tous les dogmes de l’Eglise
» (dixit Mgr Tissier). Que le pape ait pu appeler à « interpréter tous les
dogmes de l’Eglise », je dois y insister pour ceux parmi nos lecteurs qui ne
sont pas familiers de la moderne “science de l’interprétation”
(herméneutique), cela signifierait qu’il demande aux fidèles de ne plus
prendre au pied de la lettre la Trinité (un seul Dieu en trois personnes), l’incarnation
(le mystère de Dieu fait homme) ou la Rédemption (le mystère du Fils de Dieu
mort sur la Croix pour nous offrir le salut). Si on passe les dogmes à la
moulinette de l’interprétation, cela signifie qu’on accepte le tamis de la
subjectivité moderne, qui en prend et en laisse, à sa guise. Étant
personnellement très réticent sur le sédévacantisme, je crois que si l’on
me montrait un texte où le pape aurait proféré une telle énormité, j’aurais
bien du mal à lui reconnaître (en acte) le charisme souverain de l’autorité
du Christ, dont Pierre fut revêtu.
Mgr
Tissier avance cela benoîtement et sans s’émouvoir, mais sans éprouver non
plus le besoin d’étayer son dire d’une quelconque manière.
C’est
le deuxième aspect étonnant de son texte : lui qui paraît si mesuré d’habitude,
il s’attaque à la personne du pape de manière à la fois tranchante et très
légère.
Il
est tranchant lorsqu’il affirme de Benoît XVI : en tant que théologien, l’abbé
Ratzinger « a publié un ouvrage rempli d’hérésies ». « Il est bourré d’hérésies
», ce livre (il s’agit de L’introduction au christianisme, traduit
en français sous le titre : La foi chrétienne hier et aujourd’hui)
». Et il récidive : « Cet ouvrage nie la nécessité de la satisfaction » (c’est-à-dire
l’idée que le Christ a satisfait à notre place pour les péchés du monde,
qu’il les a expiés sur la croix). Et l’interviewer de lancer étourdiment :
« On dirait du Luther ». Mgr Tissier ne se démonte pas pour si peu : « Non,
c’est pire que Luther, bien pire ».
Voilà
qui s’appelle trancher ! Mais Mgr Tissier est beaucoup moins efficace lorsqu’il
s’agit de prouver ce qu’il avance à grand fracas : « Je peux le citer »
déclare-t-il en parlant de celui qu’il vient de déclarer hérétique. Suit
un extrait de la p. 232 de l’édition allemande, dans lequel on a du mal à
découvrir la moindre hérésie : « Certains textes de dévotion semblent
laisser entendre que la foi chrétienne en la Croix comprend Dieu comme un Dieu
dont la justice inexorable exigeait un sacrifice humain, le sacrifice de son
propre Fils ». En quoi est-il hérétique de mettre en cause cette «
présentation extrêmement rudimentaire de la théologie de la satisfaction »
pour reprendre encore les paroles du jeune théologien ? Je ne veux pas ici
discuter du dogme de la satisfaction ; qu’il suffise au lecteur qui veut se
faire une idée du débat de retrouver les paroles de l’Adoro te,
poème liturgique de saint Thomas d’Aquin : pour le Docteur angélique, la
justice de Dieu n’exigeait pas « un sacrifice humain » puisqu’une seule
goutte du sang du Christ, versé pour l’humanité eût suffi à rétablir le
droit de Dieu sur sa créature révoltée, en accomplissant toute justice.
Va-t-on dire que saint Thomas d’Aquin, dans l’Adoro te, « a
proféré une hérésie » et « qu’il ne s’est toujours pas rétracté » ?
Ce serait absurde !
Si
l’on continue à ausculter ce texte, on finit par ressentir un véritable
malaise. Non seulement Mgr Tissier est tranchant et léger lorsqu’il s’agit
d’attaquer le pape dans sa foi, mais il est lui-même très péremptoire dans
certaines de ses affirmations, ce qui pose son discours aux limites de l’orthodoxie
doctrinale. Je ne suis pas en train de le traiter d’hérétique ! Mais je
constate que certaines affirmations doctrinalement téméraires sont de nature
à fausser son propre jugement et que
certaines expressions (en dehors même d’insultes du type de celle que nous
avons citée plus haut : c’est bien pire que Luther) exigeraient d’être
changées ou précisées.
Un
véritable malaise
Premier
exemple : Mgr nous explique que « la Fraternité n’est pas sédévacantiste
». Le pape est hérétique ? Qu’importe, il est pape : « En cas de doute, l’Eglise
supplée au pouvoir exécutif ». Comme
si le pouvoir du pape était – à l’instar de celui du président de la
République française – un pouvoir exécutif ! Comme si l’Eglise avait
jamais admis la distinction célèbre de Montesquieu, qui, en matière
politique, reconnaît un pouvoir législatif, un pouvoir exécutif et un pouvoir
judiciaire. Que cela corresponde à certaines tendances obscures du nouveau Code
de Droit Canonique, soit. Mais que Mgr Tissier ait oublié l’enseignement de
Cajétan sur le droit divin des papes et la doctrine catholique de la «
plénitude de ses pouvoirs », cela est bien surprenant !
Autre
exemple ! Avec assurance, Mgr Tissier commence l’interview par une mise au
point sur la notion de communion ecclésiastique (qui n’est pas la communion
sacramentelle, comme on sait, mais que l’on peut définir rapidement comme l’unité
réalisée de l’Eglise catholique). « Le problème, déclare l’évêque, ce
n’est pas la communion, qui correspond à l’idée stupide entretenue par les
évêques depuis Vatican II. La communion n’est pas ce qui pose problème ; ce
qui pose problème, c’est la profession de foi. La
“communion” n’est rien. C’est l’invention du concile Vatican II. L’essentiel,
c’est que les gens n’ont pas la foi catholique. La communion ne signifie
rien à mes yeux. Ce n’est qu’un slogan de la nouvelle Eglise. La
définition de la nouvelle Eglise est la communion, qui n’a jamais été une
définition de l’Eglise catholique ».
Que
l’on ne puisse ni ne doive définir l’Eglise exclusivement par la communion,
cela est bien clair ! Une telle habitude, prise depuis le Concile, aboutit à
privilégier l’orthodromie d’une praxis par rapport à l’orthodoxie. Mais
que l’on infère de cette première affirmation claire que « La communion n’est
rien. C’est l’invention du concile Vatican II », voilà qui me semble
difficilement conciliable avec la théologie catholique. Ne serait-ce que du
point de vue des faits, qui sont têtus comme chacun sait. Car l’unité de
communion, dans l’enseignement de Cajétan (mort en 1534) par exemple, est
distincte et de la profession de foi commune et de l’unité des fidèles “sub
capite” (sous l’autorité de Pierre). Elle renvoie à cette charité
surnaturelle qui unit entre eux tous les membres de l’Eglise. Il ne suffit pas
d’avoir la même profession de foi pour être membres de la même Eglise, il
faut encore que chaque membre « agisse comme une partie » de ce Tout
surnaturel. L’“Agere ut pars” (le fait d’agir comme une partie dans un
Tout) est le constitutif formel de notre appartenance à l’Eglise, dans la
doctrine de Cajétan.
Sédévacantisme
?
Sans
doute Mgr Tissier sait-il bien tout cela. Mais alors pourquoi son enseignement
est-il si désinvolte dans sa forme ? On a l’impression qu’il veut donner
une fausse image de la conception qu’il se fait de l’unité de l’Eglise,
à force de radicalité anti-Vatican II.
Malaise
? Oui, j’ai dit malaise. D’autant plus que, plusieurs mois après sa
diffusion, aucune autorité de la FSSPX n’est intervenue pour relativiser ce
texte. Ce silence de Mgr Fellay et de son staff vaut-il approbation ? Il est à
craindre que oui.
Oh
! Pas une approbation doctrinale, fondamentale. Mais il existe aujourd’hui au
plus haut niveau dans la Fraternité un consensus pour repousser les accords
avec Rome aux calendes grecques. Les complications pratiques
auxquelles se heurteraient les supérieurs en cas d’accord suffisent à
dissuader les responsables de tout accord, comme le montre bien la rhétorique
immuable de Mgr Fellay (cf. notre numéro précédent). Il
y a donc aujourd’hui une prime non-dite à tout ce qui rend cet accord
impossible. Dans ce contexte qui est aussi celui d’un jeu de rôle à
plusieurs personnages, l’un atténuant ou radicalisant l’autre, la critique
féroce de Mgr Tissier, son injustice à l’égard de Benoît XVI et ses gros
sabots théologiques étaient bien venus.
Cela
représente-t-il un ralliement au sédévacantisme ? Assurément pas un
sédévacantisme théorique, mais à une pratique qui, au nom de la profession
de la foi, fait comme si le pape n’existait pas comme pape, mais seulement
comme accusé et justiciable.
Echéances
électorales
Le
texte de Mgr Tissier de Mallerais dont nous proposons ici une analyse
fondamentale comporte un volet électoral, qui a été abondamment commenté.
Son Excellence rappelle que la FSSPX n’est pas faite pour être dirigée par
un évêque : « Le plus normal est que ce poste de supérieur général aille
à un simple prêtre ». On sait que, lors du Chapitre électoral précédent,
il y a 12 ans, en 1995, les suffrages s’étaient portés sur Mgr Fellay en
désespoir de cause, parce qu’aucun candidat ne parvenait à réunir la
majorité requise des deux tiers. Cette année, la même difficulté risque de
se présenter. De même qu’il y a douze ans, M. l’abbé Schmidberger avait
“adoubé” Mgr Fellay, de même cette année, il semble impensable que le
scrutin se fasse sans que d’une manière ou d’une autre la direction
actuelle ne s’y retrouve. Dans les constitutions rédigées par Mgr Lefebvre,
tout était très consciemment pensé pour empêcher les brusques changements d’orientation.
La crise de l’Eglise avait fait réfléchir le fondateur sur les bienfaits du
conservatisme…
Mgr
Tissier de Mallerais est l'évêque qui m'a ordonné prêtre, le 24 septembre
1989, en la fête de Notre-Dame de la Merci pour le rachat des captifs. Ce sont
des sentiments filiaux que je lui dois d'abord et je voudrais les exprimer ici
très simplement. Ma critique au nom du magis amica veritas en est d'autant plus
douloureuse.
Abbé Guillaume de Tanoüarn
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