Numéros parus

 

Centre Saint Paul

 

Centre St Paul

 MetaBlog

TradiNews

Philippe Muray, l’antirebelle
Laurent Lineuil
Objections - n°5 - avril 2006

Décédé le 2 mars à l’âge de soixante ans, l’écrivain polémiste était une figure exemplaire de résistant à la crétinisation contemporaine, à l’infantilisation universelle, à la Fin de l’Histoire faute de combattants qui méritent encore vraiment le nom d’homme. Son œuvre à la fois pessimiste et roborative est le meilleur antidote à notre transformation en “mutin de Panurge”.

L’époque pourrait se réjouir : elle a perdu un de ses plus flamboyants adversaires, un épingleur impitoyable de ses mille et un ridicules, un exorciste qui mettait à la question, sans merci aucune, ses renoncements et palinodies innombrables. Qui plus est, l’hygiénisme triomphant ne pourra que ricaner en constatant que celui qui défendait haut et fort ce signe extérieur de mécontentement qu’est l’usage du tabac en est mort, d’un cancer du poumon. Elle n’aura plus à subir ses assauts furieux, son rire vengeur, ses cinglantes formules libératrices. Comme toujours, l’époque aura tort : prenant comme à son habitude l’écume pour l’océan, elle n’aura pas vu que l’œuvre de Muray ne se limite pas à ses commentaires acerbes d’une actualité dont il savait mieux que quiconque faire imploser l’absolue stupidité, mais que ceux-ci sont la partie émergée d’une philosophie de la modernité infiniment féconde.

Au centre de ce cauchemar éveillé qu’est devenu le temps présent, il y a la fin de l’Histoire : non pas envisagée comme par Fukuyama d’un point de vue géostratégique, mais d’un point de vue anthropologique (ce n’est pas pour rien que Muray a enseigné la littérature à Stanford à l’invitation de René Girard). Nous voici dans un post-monde qui s’ingénie à évacuer tout ce qui est constitutif de l’humanité : le conflit, le langage comme instrument de connaissance et de conquête de soi, l’altérité, le particularisme, la différenciation, le secret, la culpabilité, la dialectique du Bien et du Mal. Et d’ailleurs c’est le Mal lui-même qui a été évacué de cet Empire du Bien, gigantesque « parc d’abstractions » qui s’acharne à éradiquer tout ce qui se rapporte à l’homme réel pour mieux fabriquer un homme virtuel, celui-là même qui « se croit totalement libéré des dettes que ses ancêtres pouvaient avoir envers le passé et (…) file sur ses rollers à travers un réel entièrement repeint aux couleurs du principe de plaisir ». Cet homme nouveau, c’est Homo Festivus, celui qui, dans un monde enfin désaliéné, n’a rien d’autre à faire que de travailler nuit et jour à l’hyperfestivisation du monde, la transformation totalitaire de toute activité en une fête obligatoire et vide de sens. Homo festivus, « le ravi cybernétique du monde comme nullité et comme gloubiboulga », de cette époque « où le risible a fusionné avec le sérieux », où les grotesques utilisateurs de trottinette ont le sentiment d’accomplir un “geste fort” en utilisant ce moyen de transport “citoyen”, où faire avaler aux gens qui sont « au bord du béton » qu’ils sont au bord de la mer tient lieu de politique : « Paris vaut bien une kermesse.»

Paradoxalement, cette festivocratie est aussi une rebellocratie : car il n’y a d’Empire du Bien qui tienne que si l’on peut dénoncer, à loisir et sans risque, un Mal qu’on aura au préalable soigneusement jeté dans les géhennes extérieures, par une pénalisation systématique de tout comportement déviant (ce que Muray appelle drôlement « l’envie du pénal »). « Tout s’homogénéise, en effet, tout s’indifférencie pour que plus rien ne puisse être pensé ou exprimé en dehors de l’éloge de cette homogénéisation et de cette indifférenciation ; le reste étant automatiquement criminalisé. » Désormais, toute parole, aussi insipide soit-elle, et dans la mesure même où elle est aseptisée, officielle, subventionnée, se veut “dérangeante”, “subversive”, “transgressive” et “provocatrice”. Les « mutins de Panurge », piétineurs de tabous déjà morts sous Félix Faure, bataillons bêlants du politiquement correct, se révoltent tous en cœur là où on leur dit de le faire. En ce sens, Muray est l’anti- rebelle par excellence, parce que sa résistance est univoque, personnelle, réactive. À l’opposé de ce « nouveau rebelle (…) très facile à identifier : c’est celui qui dit oui. » Celui dont le verbiage incessant masque qu’il est en réalité soumis à ce mot d’ordre tacite : « Rebelle et tais-toi. »

Rompant avec une littérature contemporaine qui n’est plus, le plus souvent, qu’un servile « éloge illimité » de l’inéluctable présent (qui est en réalité une vertigineuse absence), sa prose ne vise qu’à renouer avec la feuille de route fixée par Balzac à la littérature : « La seule mission des livres est de montrer les désastres produits par les changements des mœurs », qu’à démanteler l’imposture d’une « nursery généralisée » pour retrouver le monde réel, celui qui accepte sa part de négativité, celui qui sait que l’homme et la femme ne sont pas des notions interchan- Culture culte geables, que l’adulte n’est pas un enfant, que les roses naissent sur du fumier, que le Bien et le Mal sont indissociables.

C’est là, évidemment, que Muray, qui n’était pas pratiquant, rejoint la vision chrétienne, qu’il n’a cessé de défendre. Admirateur de la Bible, contradiction absolue au festivisme (« Elle n’est pas du tout glamrock. Elle ne cultive pas le maximum respect »), Muray, en bon réactionnaire, voyait dans l’Histoire une conséquence de la Chute originelle qui a plongé l’homme du jardin d’Eden au jardin des supplices, et dans la tentative moderne de repasser au stade ahistorique la construction utopique d’un nouveau jardin édénique, parodique celui-ci. Et dans le déluge d’imbécillités dont le niveau menace chaque jour davantage de nous submerger, une forme incontestable d’Apocalypse. Et une contribution décisive à un travail spirituel de détachement, car, disait-il avec le sourire (je cite de mémoire), « quand on voit ce qu’est devenue la vie, on a de moins en moins de raisons de craindre la mort ».

Laurent Lineuil

À lire notamment, de Philippe Muray : chez Gallimard, Céline et Le XIXe siècle à travers les âges ; aux Belles Lettres, Après l’Histoire I et II, Exorcismes spirituels I à IV, L’Empire du Bien.


En Français dans le texte
« L’hyperfestif, c’est la fête par-delà la fin de l’idée de fête, c’est la fête qui marche toute seule, qui se développe irrésistiblement de façon autonome, et sans pouvoir être vaincue. Ce serait à mon avis réduire le phénomène que de le rattacher à l’industrie du divertissement ou d’en faire une conséquence de la marchandisation du monde. Il s’agit de quelque chose de bien plus profond, complexe et confus. Il faut avoir le courage d’envisager le phénomène hyperfestif dans la perspective d’un dépassement général de l’aliénation. Autrement dit, ce que les êtres humains font aujourd’hui de plus lamentable, de plus obscène ou de plus ridicule, ils le font en connaissance de cause »
(Entretien donné par Philippe Muray à un journal canadien Le devoir)

 

 

Objections - 12 rue Saint-Joseph - 75002 Paris - 01.40.26.41.78

contact

Reprise des textes autorisée, aux conditions suivantes: En donner les coordonnées complètes (titre de la revue, de l'article, auteur et date). En cas de reprise sous forme électronique, placer un lien actif vers le site de la revue Objections - http://revue.objections.free.fr | Directeur de la publication: Guillaume de Tanoüarn | Edité par: Association pour la Diffusion de la Culture Chrétienne (A.D.C.C.) 22, rue Frémicourt - 75015 Paris | Numéro de commission paritaire: 0308 G 87723