| |
Le bon
sauvage a disparu...
Jean-Michel
Hardy
Objections - n°5 - avril 2006
|
À
travers l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, les Lumières popularisent l’idée
de la bonté essentielle de l’individu, corrompu par la société qui l’aliène.
Mais
cette mythologie nous est devenue aujourd’hui presque étrangère…
On connaît la pointe assassine de Voltaire à l’endroit
de Rousseau. Après avoir reçu son Discours sur l’origine de l’inégalité
parmi les hommes, il lui avait envoyé ce petit billet à sa façon : «
Monsieur, quand on lit votre ouvrage, il nous prend l’envie de marcher à
quatre pattes. Mais comme j’ai perdu cet usage depuis longtemps, souffrez etc.
». Voltaire était critique de son temps, mais point trop tout de même ! Il ne
souhaitait pas revenir en esprit à un état d’enfance de l’humanité qu’on
lui aurait présenté comme idyllique. « Le siècle de Louis XIV » lui avait
bien plu. Il était, lui-même, dans toutes les Cours d’Europe, et d’abord
à Versailles, l’ornement du siècle de Louis XV. Un monument aussi célèbre
que ceux dessinés par les architectes Gabriel ou Soufflot, en ce temps-là.
Rousseau, lui, ne fréquente pas Versailles. Il
se contente du Parc d’Ermenonville ou de Montlouis, la petite maison de
Montmorency, pour fuir « les boues et les fumées de Paris », sans trop s’en
éloigner tout de même.
C’est là qu’en novembre 1753, il reçoit le
Mercure de France, qui lui annonce que l’Académie de Dijon organise un
Concours sur « la source de l’inégalité parmi les hommes ». Rousseau a
déjà publié un Discours sur la corruption de l’humanité par les
sciences et les arts. Il sent qu’il tient un grand sujet et, sans tarder,
il se met au travail. Son travail ? D’abord de longues promenades en forêt,
où il tente de se retrouver lui-même. N’est-ce pas la vérité de l’homme
qu’il cherche ? Et cette vérité n’est-elle pas toute en lui, Jean-Jacques
?
Son dernier biographe, Raymond Troussons,
décrit, avec une grande empathie, la phase préparatoire de la rédaction de ce
Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, qui choqua
tant Voltaire : « En ce mois de novembre exceptionnellement ensoleillé, il se
perdait seul, dans la forêt déserte. Il marchait dans les taillis et les
halliers en écrasant sous ses pas des brindilles de bois mort, écartait
distraitement de son bâton des ronces et des fougères en écoutant la
respiration géante de la nature. Quelque chose d’ancestral, d’originel
palpitait là, à l’unisson des battements de son cœur ».
« O homme, - ici c'est Jean Jacques qui
vaticine - , de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions,
écoute : voici ton histoire… » Cette histoire vraie de l’humanité, à
mille milles des marbres et des glaces de Versailles, Jean Jacques en a la
conviction, elle doit se trouver là, dans cette forêt, et non dans les
documents qui nous sont parvenus du passé : « Écartons tous les faits »
déclare-t-il avec une sorte d’impatience dans la voix. Ce qu’il nous conte,
dans les premières pages de ce célèbre Discours, ce n’est pas une
histoire de l’humanité, au sens ordinaire de ce terme, mais plutôt l’histoire
d’une rencontre, cette ombre aperçue au travers des branches : « Sous ses
yeux, poursuit Troussons, surgit une silhouette venue du fond des temps sans
mémoire ». Et là, c’est Rousseau qui continue : « Je le vois se rassasiant
sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied
du même arbre qui lui a fourni son repas, et voici ses besoins satisfaits ».
Mais laissons Jean-Jacques à sa vision,
laissons-le en compagnie de celui qui deviendra le Bon sauvage, figure
emblématique de la bonté des hommes, lorsqu’ils ne sont pas gâchés par la
société et par ce que l’on appelle déjà à cette époque la civilisation.
Ce personnage de rêve n’a plus la cote, aujourd’hui où l’on se réfère
tant aux Lumières. La dernière fois où il a servi, c’était en 1968. Une
jeunesse impatiente de se débarrasser des valeurs de ses aînés avait imaginé
une variante du Bon sauvage, le hippie, ce Bon sauvage des années 60, qui croit
au Flower power (“le pouvoir des fleurs”) et, histoire sans doute de hâter
le retour aux sources, consomme cette substance mise au point à la fin de la
Guerre par les laboratoires Sandoz et qui restera en vente libre jusqu’en 1967
: le LSD.
Il faut bien reconnaître que le hippie, doux et
décalé, disciple caché de Jean Jacques Rousseau n’est plus vraiment d’actualité.
Les Rave parties, organisées un peu partout, prétendent sans doute retrouver l’esprit
“Woodstock” et la « spiritualité Peace and Love » qui va avec. C’est
plutôt la mode Gothique, avec son obscurité, qui sévit dans ces
rassemblements de la défonce où la violence est devenue une valeur.
Le sauvage d’aujourd’hui, c’est le “sauvageon”,
cher à M. Chevènement. Loin d’être présenté comme un personnage attirant,
il suscite la peur. Et surtout, son inadaptabilité paraît contagieuse. On
craint ce que Thérèse Delpech nomme l’ensauvagement, c’està- dire
(poursuit-elle) « le retour à la barbarie ». Des philosophes aussi
considérables que Michel Henry ou Jean François Mattei ont annoncé, pour leur
part, depuis quelques années déjà, ce retour à la barbarie comme la nouvelle
la moins rassurante qui soit.
Ce qui m’intéresse pour l’instant dans
cette nouvelle peur occidentale, c’est que le Bon sauvage, rencontré par
Jean-Jacques dans la forêt de Montmorency semble avoir disparu de l’horizon.
De plus en plus, au cinéma comme dans les romans, on rencontre l’idée d’une
puissance obsédante du mal au cœur de chaque homme. Voyez un film comme Dogville
de Lars von Trier (2003). Et, tout dernièrement, ce beau roman policier d’Eve
de Castro, La trahison de l’ange (2006), qui donne au diable figure
humaine. Voyez le succès de ce que l’on appelle la Contre-utopie, Globalia
de Jean-Christophe Rufin (2004), Cosmos Inc. de Maurice Dantec (2005)
ou La possibilité d’une île de Michel Houellebecq (2005), sont autant
de livres apocalyptiques à leur manière.
Est-ce le signe que nous sortons de l’Ère des
Lumières ? L’homme se met à douter de lui-même et de sa bonté
intrinsèque. Il aura peut-être entendu à sa manière la terrible formule du
Prophète : « Malheureux l’homme qui se confie dans l’homme » ( Jer. XVII,
5). Sommes-nous en train de vivre les derniers feux de l’humanisme ? On
pourrait chercher dans les progrès de la génétique ou dans l’expansion
planétaire de la société de Marché d’autres signes d’une véritable
défiance en l’homme. Des signes qui ne relèvent pas seulement de la
littérature…
|