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Tolérance
et fanatisme voltairiens
Abbé
Christophe Héry
Objections
- n°5 - avril 2006
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«
Je m’ennuie en France, car tout le monde y ressemble à Voltaire »
(Baudelaire).
Rengaine
édifiante de la morale consensuelle, la tolérance n’affiche pas toujours son
vrai visage. Indulgente et conviviale en
apparence, elle revêt volontiers, depuis Voltaire, l’habit blanc de
Torquemada, pour exclure ou condamner, au titre du « fanatisme » (ou de l’intégrisme),
toute trace de certitude - en particulier chrétienne. Tel est le prêche du
directeur des consciences molles, André COMTE-SPONVILLE, au chapitre «
Tolérance » de son Petit Traité des grandes vertus : « Le catholique [...],
s’il est intellectuellement honnête, aime la vérité plus que la certitude.
[…] Aimer la vérité jusqu’au bout, c’est accepter aussi le doute à
quoi, pour l’homme, elle aboutit » !
Du
scepticisme à l’intolérance des Lumières
Pour
les Lumières, la foi est une opinion et ne doit plus prétendre à la vérité.
Reste ce commandement universel et absolu : Il faut être tolérant… l’impératif
moral est unique et catégorique : il faut ! Adossée à un dogmatisme d’autant
plus virulent qu’il demeure opaque, la « tolérance » voltairienne se
dérobe elle-même au dialogue contradictoire. Sur un versant, elle fuit : il
est facile d’avoir le courage des idées de tout le monde. Mais sur l’autre,
la tolérance ne tolère pas l’idée de vérité. Elle lui préfère le doute
; ce faisant, elle ne tolère qu’elle-même, ce qui est chose aisée. Car elle
doute de tout, sauf d’elle-même. En quoi elle confine à la tartufferie qui
raffine le vice. Les récalcitrants qu’elle ne peut convertir à ses doutes
sont pour elle autant de marginaux qu’elle exclut car ils ne peuvent à ses
yeux la mériter.
Voltaire
annonce le modèle cloné de la vertu aujourd’hui « citoyenne », d’une
rigidité pateline, qui n’est plus le témoignage d’aucune vérité sinon
“plurielle” : vérité individuelle, incernable et façonnable à merci, au
gré du ressenti. Irréfutable aussi. Car le pluralisme philosophique s’arroge
insidieusement un statut de religion surplombante et universelle. Voilà son
dogme et sa certitude : la vérité est plurielle, seule l’erreur est unique,
qui consiste à croire que la vérité peut être une et certaine.
Dès
l’origine, la tolérance voltairienne est une arme sémantique qui vise non
pas à promouvoir la paix civile ; elle est engagée dans un combat,
spécialement dirigé contre l’Infâme, l’Église et ses certitudes
superstitieuses. Veut-elle donner mauvaise conscience aux catholiques de bonne
foi ? Sans doute : le Traité sur la tolérance (1763) les dénonce, pape
inclus, comme sectaires et fanatiques ; mais elle se projette bien au-delà :
vers l’établissement d’un consensus permettant le libre-échange mondial
des biens, des sexes et des idées reçues. De Voltaire à John Rawls, cette
drôle de vertu sublime malaisément son inconscient mercantile et ses pulsions
opéistes de troc, de trust ou autre trafic du capitalisme boursier.
Le
haut-lieu de la tolérance voltairienne : la Bourse de Londres ou de Bassora…
Pour
Voltaire en effet, selon Ghislain WATERLOT (« Voltaire ou le fanatisme de la
tolérance », Esprit, août-sept. 1999), « la tolérance doit servir le
développement du libéralisme naissant », « l’essor du commerce » et «
indirectement la célébration moderne du travail ». Elle est la vertu
cardinale unique du concert des nations.
Le
Dictionnaire philosophique (Genève, 1764), ouvertement dirigé contre l’Église,
définit ainsi la tolérance : « C’est l’apanage de l’humanité. […]
Pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la
nature. » Chacun a intérêt à pardonner son voisin s’il veut faire affaire
avec lui. L’aspect doucereux et commisératoire est mis en avant. Mais
aussitôt, Voltaire illustre son propos. Le haut-lieu de cette vertu unique n’est
rien d’autre que « la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate ou de
Bassora », où « le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le
chrétien, le quaker […] trafiquent ensemble ». Cette définition marque la
fin ultime de la tolérance : le travail et libre marché. Il en va de même
dans Zadig (scène du « Souper ») où la dispute religieuse entre
marchands est résolue par la reconnaissance commune d’un Être suprême, qui
leur permet enfin de conclure entre eux d’excellentes affaires.
Dans
la 6e Lettre philosophique,
le lexique religieux est emblématique : la tolérance substitue le culte de
Mammon à celui de Dieu et de Jésus-Christ. La bourse est une « assemblée » universelle,
de connotation cultuelle ; l’échange du travail et des contrats y tient lieu
de rite œcuménique ; y sont conviés tous les « fidèles » : ceux qui
possèdent des biens à échanger. Cette
religion de la « raison », seule sérieuse, célèbre le travail et l’argent
(qui tient lieu de certificat de baptême), et vise « l’utilité
[matérielle] des hommes » (qui remplace le Salut éternel). Le commerce
mondial et l’enrichissement nécessitent une paix entre des religions devenues
ridicules.
L’«
excommunication » prévue par le patriarche de Ferney n’est pas anodine. Elle
marque l’ambivalence venimeuse de sa « tolérance ». Trente ans seulement
séparent le Traité sur la Tolérance de la Terreur. Comme le conclut
Ghislain WATERLOOT (ibid.) : « il n’est pas absurde de parler de la
tolérance voltairienne comme d’un fanatisme. Arme dans un combat destiné à
promouvoir une vision politique et sociale du monde, la tolérance devient
violence. »
L’antisémitisme
fanatique de Voltaire
«
Les Juifs […] nous regardent comme des idolâtres et, quoique nous les
tolérions aujourd’hui, ils pourraient bien, s’ils étaient les maîtres, ne
laisser au monde que nos filles. Ils seraient dans l’obligation indispensable
d’assassiner tous les Turcs, cela va sans difficulté : car les Turcs
possèdent le pays des Éthéens, des Jabuséens, des Amorrhéens, Jersénéens,
Hévéens, Aracéens, Cinéens, Mamatéens, Samaréens : tous ces peuples furent
dévoués à l’anathème ; leur pays, qui était de plus de vingt-cinq lieues
de long, fut donné aux Juifs par plusieurs pactes consécutifs ; ils doivent
rentrer dans leur bien ; les mahométans en sont les usurpateurs depuis plus de
mille ans. Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd’hui, il est clair qu’il n’y
aurait d’autre réponse à leur faire que de les mettre aux galères. »
Voltaire,
Traité sur la tolérance (1762), Flammarion, 1989, p. 122-123.
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