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Ces
Lumières qui nous imprègnent
Gwen Le
Mouezec
Objections - n°5 - avril 2006
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Dans
la société contemporaine, le "Siècle des Lumières" est devenu un
mythe fondateur, mieux encore (ou pire) une véritable théologie séculière. Ce
que l’on appelle l’esprit des Lumières est utilisé aujourd’hui pour
déterminer ce qui est acceptable et correct au regard de la modernité.
La
religion des Lumières, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est le fruit
d’une longue élaboration. Bien sûr, il faut faire la part de la
reconstruction idéologique. Les "Philosophes" auraient été sans
doute bien étonnés d’apprendre que la France deviendrait une république, ou
même une démocratie. Il
n’en est pas moins certain que les "Philosophes" ont été les
premiers à construire ce qui va devenir la religion des Lumières. Ce n’est d’ailleurs,
à l’origine, nullement évident. Ces hommes que nous voyons solidaires d’un
même projet subversif ne sont en réalité d’accord que sur peu de chose. D’Alembert
est un disciple de Locke et adepte du sensualisme (nos connaissances naissent de
ce que perçoivent nos sens), Diderot un matérialiste, et l’on ne parle pas
de Rousseau.
Ce
petit monde ne va se fédérer qu’autour d’un seul projet : l’Encyclopédie.
À
l’origine, il s’agit de traduire la "Cyclopaedia or Universal
Dictionary of Arts and Sciences" de l’Anglais Ephraïm Chambers, éditée
en 1728. Mais très vite, la traduction va céder le pas à une véritable
entreprise idéologique, pour ne pas dire quasi-religieuse. Il s’agit de
proposer une nouvelle orthodoxie. Bien
sûr, cela passe par le procédé bien connu du "renvoi" qui permet de
déjouer les pièges de la censure. Ainsi, l’article "Cordelier" ne
contient par lui-même rien d’offensant contre les ordres religieux, mais le
renvoi vers l’article "capuchon" ouvre une arborescence de textes
nettement plus virulents à l’égard des ordres religieux (article
"sectes", etc.).
Surtout,
derrière l’ambition de remise en ordre du savoir, apparaît nettement une
vision du monde radicalement opposée à la conception issue essentiellement de
la chrétienté médiévale. À ce point de vue, le "Discours préliminaire
de l’Encyclopédie", rédigé par D’Alembert constitue un document
révélateur. Ce n’est pas un texte polémique (du moins pas essentiellement),
même si la philosophie scolastique y reçoit son lot de piques. D’Alembert
se contente tout simplement de décrire une nouvelle humanité, avec les
précautions oratoires d’usage.
Cette
nouvelle humanité s’inscrit dans une optique résolument utilitariste et
rationaliste. Dieu n’est pas nié, mais condamné à faire de la figuration. Au
contraire de Voltaire, on ne lui assigne aucune fonction morale, ni même aucun
rôle social.
D’Alembert reconnaît l’utilité du culte et
de la religion révélée, mais c’est pour ajouter aussitôt : « Quelques
intéressantes que soient ces premières vérités pour la plus noble portion de
nous-même, le corps auquel elle est unie nous ramène bientôt à lui par la
nécessité de pourvoir à ses besoins qui se multiplient ans cesse ». Ainsi,
la métaphysique traditionnelle et la religion
expédiées en un seul paragraphe, les choses "sérieuses" peuvent
commencer avec un cosmos réduit à un pur donné géométrique et
chronologique. Au
vrai, plus loin, dans le "Discours", la métaphysique sera présentée
comme la « physique expérimentale de l’âme ». Il s’agit là d’une
nouvelle anthropologie où l’idée de création n’a plus de raison d’être.
Derrière ce qui se veut une simple tentative de classification des savoirs (l’Encyclopédie
est un "dictionnaire raisonné"), se dissimule une nouvelle
anthropologie. Voici venu le temps de l’homme scientifique. Dieu n’a guère
de place dans ce cosmos orthonormé.
Du
reste, le (grand) mathématicien qu’est d’Alembert n’en a guère besoin. L’histoire
de l’humanité n’est plus celle de la chute et de la Rédemption, mais celle
d’une humanité désormais éclairée après une longue période de ténèbres
et de barbarie (« douze siècles », précise- t-il). Cette période de
ténèbres qui recouvre en gros le Moyen Âge (qu’il ne nomme pas) est
dépeinte sous les couleurs les plus sinistres : tout n’y est qu’oubli,
ignorance, esclavage et superstition. Le
terme de malédiction n’est pas employé, mais il s’impose irrésistiblement
pour ces temps "obscurs" qui ne connaissent "ni poésie ni
philosophie", où
« l’examen de la nature, et la grande étude de l’homme, étaient
remplacés par mille questions frivoles sur des êtres abstraits ou
métaphysiques ». Ce discours a sans doute des antécédents. Il fait penser
par exemple à la fameuse lettre de Gargantua à Pantagruel. La nouveauté
réside ici dans le caractère systématique et la présentation
"scientifique", pour ne pas dire dogmatique.
Ainsi, la Renaissance, née de l’effondrement
de "L’Empire grec" (byzantin), de l’invention de l’imprimerie et
de l’action des Médicis et de François 1er
est présentée comme un
jaillissement de la lumière (qui "renaît de toutes parts"). À la
malédiction médiévale succède l’effusion du savoir qui permet à l’humanité
d’accéder à l’âge adulte, en passant par l’adolescence (les humanistes
du XVIe siècle)
dans une atmosphère de ferveur quasi-religieuse. À
défaut de célébrer les "Lumières", d’Alembert exprime une
véritable mystique de la Lumière. Cette mystique possède ses propres saints
qui ne sont autres que les philosophes et les savants. La nouvelle figure de
référence n’est plus celle du martyr, de l’ascète ou du héros, mais
celle du scientifique, et cela, d’Alembert l’a appris à notre modernité.
Il y a
donc bien une religion des Lumières, religion dans le sens où elle prétend se
substituer aux systèmes religieux traditionnels, en dépit des précautions d’usages.
De cette religion d’Alembert s’est fait le prophète le plus rigoureux, à
défaut d’être le plus attrayant.
Cette
religion des Lumières a aujourd’hui acquis une sorte d’évidence au point
que même ceux qui prétendent la contester en sont plus ou moins imprégnés.
Sans parler des questions de tolérance ou de liberté de recherche
scientifique, combien partagent plus ou moins consciemment les préjugés des
"Philosophes" sur le Moyen Âge, la métaphysique ou l’origine de la
connaissance ?
À une
époque qui prétend tout désacraliser, qui osera sérieusement désacraliser
les Lumières ?
Gwen
Le Mouezec
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