| |
Rallumez
les lumières !
Marie d’Armagnac
Objections
- n°5 - avril 2006
|
À la Très Grande Bibliothèque de France,
jusqu’au 28 mai prochain, dessins, gravures, portraits, estampes, cartes et
outils retracent l’histoire du XVIIIe siècle,
en France, Angleterre, Italie et Allemagne. Le but avoué de cette Exposition
hors normes est de rajeunir l’esprit des Lumières. Tzvetan Tedorov, Yann
Fauchois, et même l’inévitable Luc Ferry sont mis à contribution. Tous
commencent par rappeler ce qui, à leurs yeux, fut le plus important dans cet
esprit des Lumières, et chacun tente, parfois laborieusement, de le définir…
Avouez que notre revue ne pouvait pas manquer une telle occasion de s’instruire.
Qu’est-ce que les Lumières ? Kant s’était
déjà posé la question en ces termes. Pour les organisateurs de l’expo, la
réponse est simple : Les Lumières ? Cela désigne une période historique –
le XVIIIe siècle – qui
synthétise le plus grand apport de l’Europe à la civilisation et la
création la plus prestigieuse de l’Europe. Avant le XVIIIe
siècle en effet, l’espace européen était pensé sur le mode de l’unité,
romaine puis chrétienne. À partir du Mouvement intellectuel qui se nomma
lui-même ainsi, les différences entre les hommes, les peuples et les
civilisations sont enfin reconnues.
Des spécialistes abordent chacun un aspect de
cette mentalité nouvelle. L’autonomie, l’émancipation des hommes, l’émergence
de l’individu, et, concomitante, celle de l’idée d’universalité – et
personne ne perçoit dans cet inventaire la moindre contradiction – ont pour
résultat la naissance tant attendue de la tolérance et de la liberté de
conscience. « À la certitude (chrétienne) de la Lumière viendra se
substituer la pluralité des Lumières ». Et puis la quête du bonheur remplace
désormais celle du Salut.
Première autonomie conquise, la raison, qui s’accorde
enfin avec l’expérience et renonce à se porter au-delà, la raison qui s’auto-limite.
Le projet est nouveau. La raison dégagée de la tutelle contraignante des
dogmes et de la Foi, débarrassée de toutes spéculations métaphysiques, n’a
plus qu’un but : l’utilité. Bientôt naîtra l’obsession de la “rationalisation”.
On mesure de quel matérialisme implicite se charge ce changement de
perspective. La raison désormais ne s’oppose plus aux passions. L’individu,
jusque dans son corps, peut enfin s’émanciper, il est « la source de sa loi.
»
L’exposition s’articule en une succession de
salles thématiques – l’avènement de l’individu, l’espace public, l’ordre
politique, religions et athéisme, les Lumières dans le monde. Ce qui frappe
tout d’abord, c’est que cette période de notre histoire que l’on nous
présente comme un âge d’or si outrageusement merveilleux qu’il nous semble
mythique, semble être le résultat d’un big-bang civilisationnel. Avant, c’était
le trou noir. Saint Thomas d’Aquin ou Léonard de Vinci semblent n’avoir
jamais existé. Pas une seule fois il n’est fait mention des rois qui se sont
succédé au XVIIIe siècle :
tous les progrès des sciences, de la médecine et de l’hygiène, l’amélioration
et le développement des infrastructures entraînant un bond économique
ressortent d’un mouvement immense et spontané, inéluctable. Mais on nous
montre avec force détails la misérable condition des filles de joie due aux
lois iniques en vigueur sous la monarchie, la déchristianisation de la France
malgré la connivence désastreuse du pouvoir temporel et de l’Église
catholique – une gravure représente un énorme curé de campagne, gras et
trop nourri, prêchant devant une assemblée de paysans endormis, sans doute
harassés. Tout est à l’avenant.
Chaque commentaire de tableau est d’une
violence idéologique systématique, inouïe, qu’on croirait rédigé par une
élève de troisième tant le trait est grossier. On nous montre des scènes
attendrissantes d’un père embrassant ses enfants comme quelque chose de
totalement révolutionnaire : l’amour filial n’existait pas avant les
Lumières. La femme s’émancipe : elle est encore au foyer, mais elle a le
droit de rêver, et même de tenir salon. Et comme on s’occupe enfin de son
éducation, elle a aussi le droit de lire, même les romans de Laclos. Une
rapide évocation du rôle de la femme au Moyen-Age suffirait à faire voler en
éclat cette imposture. À l’entrée de la salle consacrée à l’ordre
politique, le sigle – le visuel, comme on dit dans les agences de com’ –
est celui de chaînes brisées. Un
magnifique portrait d’enfant réalisé par Greuze, dans la salle consacrée à
« l’avènement de l’individu » est l’occasion d’expliquer que l’on s’intéresse
désormais à l’enfant, à ses désirs et à sa personnalité.
Plus loin, l’Islam est présenté comme une
des premières religions vraiment éclairée : « Entre 750 et 1050, des auteurs
ont usé d’une étonnante liberté de pensée dans leur approche des religions
et du phénomène de la croyance. Dans leurs analyses, ils se sont soumis au
primat de la raison, ce qui honore, faut-il le rappeler, un des principes
élémentaires des Lumières. (…) Face au reflux des Lumières [en terre d’Islam],
je voudrais insister sur le rôle que peut jouer l’Europe pour leur
réactivation. (…) Mais l’homme européen, en ces dernières décennies de
paix, de travail sur soi, de vigilance éthique, semble enfin capable de
produire des actes en cohérence avec ses principes. (…) En
s’attachant au principe de justice, il serait tentant de mettre à l’épreuve
une telle exemplarité dans les limites du possible et du raisonnable. Par sa
dramatisation s’offrirait à nous l’opportunité de restaurer le lustre des
Lumières et de leur redonner un crédit universel qui aiderait à en ranimer le
foyer en Islam ». (Abdelwahab Meddeb)
On constate dans toute l’exposition un refus
patent de restituer la réalité historique. De la part de telles « autorités
» intellectuelles, cela n’est pas fortuit. Même à l’intérieur du
mouvement des Lumières, il faut sélectionner, trier, pour ne présenter que la
face lumineuse de cette période. Oublié le cynisme de Voltaire, prenant des
intérêts financiers importants dans la Traite des noirs. Passée à l’as, la
désinvolture de Rousseau, abandonnant l’un après l’autre ses cinq enfants
à l’Assistance. Dans le petit livre qu’il a commis à l’occasion de l’exposition,
Tzvetan Todorov nous explique gravement que le marquis de Sade (1740-1814)
était trop méchant (sic) pour être vraiment un homme des Lumières. Ce
tri sélectif nous montre que « l’ esprit des Lumières » s’apparente, en
réalité, à une idéologie, dont l’une des caractéristiques essentielles,
comme pour toute construction philosophique qui ne s’appuie pas sur l’expérience
des siècles, est l’utopie. L’exposition, dans sa finalité comme dans sa
réalisation, diffuse cette image. En effet, reconnaissant les limites ou le
dévoiement, deux siècles plus tard, des
idées illuministes – individualisme forcené, mondialisation économique qui
écrase les principes dits universels des droits de l’homme, renforcement des
mouvements identitaires menant à la ghettoïsation etc., - les organisateurs,
loin de tout constat d’échec pourtant induit par une réalité confondante,
proposent de reprendre l’utopie en l’accommodant à la sauce XXIe
siècle. Il s’agit donc de refonder l’esprit critique des Lumières,
et de le transmettre, tel un élixir miraculeux, aux générations futures.
L’anti-christianisme et les contre-vérités
historiques semblent être les deux constantes de cette exposition, dont par
ailleurs la structure, l’incohérence, sont ubuesques. Une véritable mise en
abyme de l’utopie des Lumières.
Cette déconstruction nous donnerait matière à
ironiser si elle n’était aussi corrosive. Qui voit-on déambuler dans les
salles de cette exposition ? Des cohortes de lycéens en rangs serrés, (nous
avons visité cette exposition avant qu’ils n’allument le feu dans toute la
France) emmenés par des professeurs dispensant des commentaires indigents, mais
toujours au diapason de ceux inscrits au mur. La propagande bat son plein. Ils
croisent des bobos attifés de manière invraisemblable, très germanopratine,
marchant toujours par deux, - même en semaine, 35 heures obligent -, parcourant
lentement les salles de leur pas feutré, échangeant à mi-voix de graves
commentaires relevant d’esprits « concernés ». Déambulent aussi des
étudiants étrangers, des journalistes suisses, caméra au poing, cherchant à
comprendre comment et pourquoi l’héritage magistral des Lumières est
essentiel à leur survie, et si l’idée de tolérance a encore un grand avenir
devant elle…
« On perçoit assez quelles sont la portée, la
noblesse, l’urgence du combat qui attend aujourd’hui encore les Lumières
contre leurs ennemis du passé : l’obscurantisme et l’irrationnel. (…)
Oui, c’est bien dans le siècle des Lumières que doivent se ressourcer nos
sociétés ». Dans un discours demeuré célèbre, prononcé en 1981, Enrico
Berlinguer, chef du Parti communiste italien, prenait congé d’octobre 1917 et
invoquait une autre date essentielle, 1789, et les « batailles généreuses »
qui l’avaient préparé.
Aujourd’hui, « les généreuses batailles »
que mènent des lycéens de douze ans encadrés par des leaders étudiants à l’allure
si tranquillement bourgeoise, coachés par de solides cégétistes qui ne savent
plus où recruter, sont celles du CPE et autres CNE. Le grand vent de la
liberté s’est transformé en une douce brise printanière… peut-être
est-il temps de revenir, prosaïquement, à la réalité. La séance est
terminée, rallumez la Lumière !
Marie
d’Armagnac
Les
Lumières contre l’Intégrisme
« Le projet d’exposition LUMIÈRES
! Un héritage pour demain est né dans mon esprit quelque temps après le 11
septembre, lors d’un voyage que j’ai fait aux ETATS-UNIS. Le spectacle de ce
monde encore enfumé par l’effondrement des tours faisait resurgir les images
des combats d’un autre âge. Les figures anciennes de ce que Voltaire nommait
« l’Infâme » semblaient resurgir soudain pour entraîner les sociétés
modernes dans une ronde funeste et planétaire où la terreur rejoindrait la
superstition et les préjugés les plus destructeurs.
Tous les fondamentalismes, tous les intégrismes ne sont pas
semblables, assurément, ni dans leurs objectifs ni dans leurs manifestations,
mais en définitive ils se donnent la main ; les uns appellent à une guerre à
mort contre les sociétés occidentales, les autres cherchent à ronger de l’intérieur
la raison démocratique. »
Il était déjà aux commandes des célébrations du bicentenaire de la
Révolution en 1989. Ceci est un extrait significatif de la prose de Jean- Noël
Jeanneney pour le catalogue de « l’exposition-manifeste » sur le siècle des
Lumières. Tout y est : une piètre littérature bourrée de métaphores propres
à effrayer d’emblée le lecteur et à le persuader d’un danger planétaire
imminent, littérature mise au service d’une idéologie ouvertement gauchiste,
avec des relents de toutes les grandes époques – 1905, 1968, on omettra
prudemment de parler de 1793. Ce qui rend le propos définitivement ringard,
mais toujours nocif.
|