| |
Pie XII
ou la malédiction du neutre
Christophe Mahieu
Objections - n°5 - avril 2006
|
Peu
médiatisé, le livre de Giovanni Miccoli, Les dilemmes et les silences de Pie
XII, est incontournable pour toute personne s’intéressant de près ou de loin
à la controverse accusant le pape Pacelli d’avoir été complaisant à l’égard
de l’idéologie nazie.
On
se souvient qu’en 1999, le journaliste américain John Cornwell avait franchi
un palier supplémentaire dans l’anticléricalisme en accusant ouvertement Pie
XII d’avoir été le « Pape d’Hitler » et ses successeurs d’être
des antisémites ; on se souvient moins que le même Cornwell s’est rétracté
au mois de décembre 2004 à l’occasion d’une interview accordée au très
autorisé The Economist.
Avec Giovanni Miccolli nous ne « boxons » pas
dans la même catégorie. L’Italien est en effet titulaire de la Chaire d’Histoire
de l’Église à l’Université de Trieste ; spécialiste des rapports entre l’Église
et l’Etat dans la première moitié du vingtième siècle, il renvoie dos à
dos les laudateurs de Pie XII et ses adversaires : « Le problème n’est pas d’établir
ce que le pape aurait dû faire et n’a pas fait, ou de soutenir qu’il a fait
ce qu’il devait faire parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, mais de
déterminer en premier lieu ce qu’il a fait et pourquoi, à la lumière du
contexte dans lequel lui-même et ses collaborateurs ont dû agir, selon les
idées, les attentes et les jugements qui les ont tour à tour orientés et
motivés. » De fait, Le Vicaire, fameuse pièce de théâtre accusatrice
de Rolf Hochhuth, est qualifié de « déformant et déroutant » dès les
premières lignes de l’ouvrage. Mais ce n’est pas pour autant que Miccoli s’engage
dans une énumération de faits à porter au crédit de l’Église. La
démarche purement historique est donc clairement affirmée avec notamment ce
souci et cette difficulté, propres à tous ceux qui se penchent sur une époque
lointaine, qui est de se replacer dans un contexte donné et Miccoli y arrive
brillamment. On est d’abord stupéfait par l’ampleur des sources consultées
et citées dans cet ouvrage de plus de 400 pages, notamment des sources
germaniques dans lesquelles l’auteur a beaucoup puisé afin de percer la
réalité et la complexité de l’Église allemande. On est ensuite surpris par
la mesure de son propos, incitant très régulièrement le lecteur à rejeter
tout jugement hâtif et à faire la part des choses en prenant en compte telle
ou telle nuance…
Un
pape politique
Dans ce livre, Pie XII est donc enfin présenté
d’abord pour ce qu’il est, à savoir un politique qui, contrairement à la
légende n’est pas ou peu germanophile. Prompt à évoluer dans les arcanes de
la diplomatie, il intervient entre autre à l’aube du conflit en faveur de la
paix, malgré les risques qu’une telle initiative comportait. En
effet, le pape fraîchement élu n’hésita pas à nouer des contacts avec l’opposition
allemande dans le but de renverser le régime nazi et d’empêcher l’extension
du conflit : « démarche tout à fait exceptionnelle (…) tout à fait
extraordinaire » soutient Miccoli. Le complot, malheureusement, échoua. Pour
le Vatican, sans être un camouflet, cet échec confortait le peu de marge de
manœuvre dont le pape disposait pour agir réellement sur les événements. Le
souvenir de Benoît XV et de son impuissance dans les initiatives de paix à l’occasion
de la Première Guerre mondiale demeurait dans les esprits. Publiquement, le
Vatican choisit donc comme il se doit la neutralité, notamment au nom des
quarante millions de catholiques allemands sur lesquels il fonde ses espérances
futures. C’est peut-être sur ce point
que le Saint-Siège a sous-estimé la puissance de l’idéologie totalitaire
sur les esprits, même si, là encore, les données sont très complexes.Pie XII
compatit, prie mais ne condamne pas l’Allemagne, toujours au nom de la
neutralité mais aussi dans le souci d’éviter des représailles plus
importantes sur l’Église déjà mal en point.
La
mesure du nonce
Autre point majeur traité par Miccoli, la
question soviétique. Lorsque les troupes allemandes envahissent l’URSS le 22
juin 1941, Rome espère immédiatement que les deux totalitarismes s’élimineront
progressivement. Ainsi Mgr Tardini
déclare-t-il : « Il faut espérer, et à bon droit, que la providence voudra (…)
tirer de la présente tragédie la destruction des deux grands maux qui menacent
l’humanité, la civilisation et la religion : le communisme et le nazisme.»
Contrairement à beaucoup de ses contemporains, le Vatican assimile donc très
rapidement les deux fléaux. Alors que les Américains considèrent que Staline
est moins dangereux qu’Hitler, le Vatican, lui, met les deux hommes et leur
régime respectif sur un pied d’égalité dans l’horreur : « Ils doivent
être détruits tous les deux. Quel que soit le survivant, il serait une ruine
pour l’humanité. » De fait, la légende d’un pape pro-nazi parce qu’anti-soviétique
vole en éclats. D’ailleurs, son refus de saluer l’Opération Barbarossa,
malgré les pressions italiennes et allemandes, est une des conséquences de
cette prise de position contre les deux totalitarismes réunis.
Autre
temps, autres mœurs
On
regrettera cependant plusieurs points dans le livre de Miccoli, notamment ce
dernier chapitre, assimilant la tradition anti-judaïque chrétienne et l’antisémitisme
racial allemand. Par ailleurs et d’un point de vue chronologique, sans
se cantonner exclusivement à la Seconde Guerre mondiale, le livre du professeur
italien reste très peu attaché au parcours d’Eugenio Pacelli en tant que
nonce apostolique auprès du Reich. Rappelons pour mémoire l’absence totale
de confiance d’Eugenio Pacelli à l’égard du nazisme. Il déclare par
exemple en 1935 : « Il ne vaut pas la peine de se faire d’illusions ; pour le
nazisme, les traités sont des chiffons de papier. » Il faut aussi constater la
continuité entre l’action du nonce apostolique Pacelli et celle du pape Pie
XII puisque, comme le rappelait l’historien Philippe Chenaux dans sa dernière
biographie du pape, le Secrétaire d’Etat de Pie XI se refusa de condamner les
exactions nazies toujours dans le souci de préserver les catholiques allemands
avant même donc le déclenchement des hostilités.
La
prétention de la lucidité
Quoi qu’il
en soit, la conclusion de Giovanni Miccoli n’en reste pas moins déroutante.
En effet, le professeur italien décèle un « double anachronisme » dans l’action
du Saint-Siège pendant la guerre, par rapport aux possibilités d’action du
pape mais aussi par rapport aux réalités de l’époque : « Le rappel aux
devoirs de l’humanité, prononcé dans le courant de la guerre, a en soi
quelque chose d’abstrait et d’intemporel parce qu’il présuppose une autre
société politique, mais aussi parce qu’il s’adresse à des coutumes et à
une mentalité se réclamant d’une autre conception de l’humanité et d’autres
principes d’actions. » Autrement dit, pour Miccoli, la conception chrétienne
de la société ne pouvait guère plus s’appliquer à la première moitié du
XXe siècle. Le propos en
soi n’est pas faux car, nous le savons, le concile Vatican II aura pour
vocation moins de trente ans plus tard de plonger l’Église dans la
modernité, ce qui suppose qu’elle n’y était pas auparavant. Mais,
précisément, on ne peut reprocher à l’institution ecclésiastique d’avoir
une conception de la société qui soit en désaccord avec la réalité sociale
et politique de l’époque, car ce serait une manière indirecte de nier son
caractère « apostolique » et missionnaire.
Par ailleurs, Miccoli reproche l’absence de
lucidité de l’Église sur la réalité des événements, notamment sur le
fait de ne pas avoir vu le déplacement de l’axe du conflit qui passe «
progressivement d’une lutte entre puissances pour l’équilibre et l’hégémonie
en Europe vers un affrontement qui met également en cause une idéologie et un
régime. » Ce déplacement pourrait correspondre à la volonté des alliés de
faire une guerre totale au nazisme, puisque jusqu’en 1942 la voie diplomatique
n’était pas écartée. Mais on imagine mal le Vatican adopter un tel
comportement et tenir des discours guerriers. Pie XII, c’est évident et
Miccoli ne le cache absolument pas, évoqua à plusieurs reprises les
persécutions anti-juives, notamment sur les ondes, à Noël 1942, et face au
Sacré Collège en juin 1943. Mais le pape finit par constater sa « propre et
dramatique impuissance » devant, dit Miccoli, « des difficultés et des
méconnaissances que le passé ignorait ou ne soupçonnait pas à un tel degré.
Ce monde était d’autant plus insaisissable qu’il mettait en œuvre des phénomènes
de masse, des organisations politiques et sociales liées à l’avènement des
Etats et des idéologies totalitaires ». L’auteur italien a raison quand il
évoque le décalage entre le Vatican et la réalité tragique des faits. Mais,
à l’époque, qui pouvait se targuer d’une grande lucidité ?
Paradoxalement, le plus lucide fut Staline qui sut en 1939 et 1944-45 tirer son
épingle d’un jeu de massacre qui coûta plus de 53 millions de morts. L’Église,
en bout de course, apparaît comme la cible idéale.
Reprocha-t-on par exemple à la Troisième
République son absence de discernement sur le nazisme avant le conflit ?
Reprocha-t-on à Roosevelt et à Churchill leur aveuglement à Yalta devant l’impérialisme
rouge ?
L’unicité
de la Shoah.
Le jugement ultime de Miccoli surprend car il n’est
pas historique : alors que tout au long de son livre, il explique la complexité
des faits, des rapports humains, de la perception des événements, il revient
sur cette problématique en accusant le Vatican d’être en décalage avec son
temps. Mais, encore une fois, qui a la prétention de pouvoir dominer son
siècle ? Enfin et assez inévitablement, Giovanni Miccoli reproche aussi à Pie
XII de ne pas avoir considéré l’unicité de la persécution des juifs telle
que l’a définie dernièrement Alain Besançon dans Le Malheur du siècle.
Ce qui nous renvoie de nouveau au problème de la perception du conflit,
considéré par le Vatican comme un conflit « classique ». Mais cette
perception ne sous-estimait en rien la capacité exceptionnellement destructrice
de la guerre, une capacité jamais atteinte dans toute l’histoire de l’humanité.
Pie IX en 1870 puis Benoît XV, pendant la Première Guerre mondiale, avaient
déjà évoqué la fin de l’Europe et de sa civilisation. Pie XII ne dit pas
autre chose. Au final, les deux derniers ont été l’objet de critiques et
même d’incompréhensions de la part des belligérants. Telle est la
malédiction du neutre. La différence essentielle est que Pie XII fut la cible
des critiques bien après le conflit, à une époque où, comme l’ont montré
Henry Rousso et Eric Conan à propos de Vichy, les contemporains commençaient
à chercher des boucs émissaires, naturellement tout trouvés par les
communistes, qui avaient « libéré » l’Europe de l’Est… Notre sentiment
à l’égard de cet ouvrage est donc mitigé. On aura cependant intérêt à le
lire malgré les réserves apportées. En tous les cas, il restera un élément
essentiel du débat que l’on aurait tort de rejeter.
Christophe
Mahieu.
MICCOLI
Giovanni, Les Dilemmes et les silences de Pie XII, Editions Complexes,
avec le concours de l’IHTP et le CNRS, Bruxelles, 2005.
Pie
XII était prêt à démissionner
Dans un livre à paraître,
Spione im Vatikan, deux historiens allemands, Werner Kaltefleiter et Hans Peter
Oschwald, soutiennent que Pie XII, sachant le projet de Hitler, qui, en 1943,
imaginait de le faire enlever, avait signé une lettre de démission de sa
fonction de souverain pontife pour le cas où il deviendrait l’otage des
nazis. Tout en étant sceptique sur la matérialité d’un tel document, le
R.P. Peter Gumpel s.j., historien et postulateur de la cause en béatification
de Pie XII, a confirmé que le pape avait en effet le projet de démissionner si
Hitler mettait à exécution son projet. La haine implacable que Hitler vouait
à Pie XII et la détermination résolue de ce dernier à la déjouer, que met
en lumière ce nouveau livre, sont difficilement conciliables avec la thèse
intenable d’un Pie XII supporter du régime nazi.
|