La
Tradition vue d’en face
Louis Kolle
Objections - n°5 - avril 2006
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Dans
l’inventaire qualitatif que nous avons entrepris des forces et des faiblesses
du grand Mouvement traditionnel catholique, il est important de scruter le
regard qui vient d’en face, si agressif soit-il. Louis
Kolle note que ceux qui diabolisent la Tradition, en la confondant avec l’Église
tout entière, ont raison encore plus qu’ils ne l’imaginent d’opérer
cette confusion…
« Ennemis de la modernité, apôtres de la
soutane et des messes en latin, ils faisaient partie du folklore catholique. »
Voici résumé en une phrase lapidaire, par un journaliste de L'Express,
le point de vue de tout un chacun sur la Tradition. Finies les grandes
philippiques dénonçant ce mouvement contestataire ? Oubliées les mises en
garde répétées des médias contre ces passéistes, nostalgiques d'un «
ancien » régime, pas si éloigné dans le temps ? La Tradition, aux mêmes
titres que de nombreux courants politiques et religieux, ressemblerait- elle à
ces vieux cousins de province célibataires sentant la naphtaline et le moisi ? Hurluberlus
peu fréquentables mais tellement authentiques. Après « nos régions ont du
talent », « nos religions ont du talent » !
Preuve ultime de ce caractère folklorique : la
Tradition, d'après ce même article, ne représenterait que 460 prêtres et 150
000 fidèles dans 50 pays du monde. Une tête d'épingle dans le paysage
religieux. Et encore, le journaliste consciencieux n'est pas au courant des
multiples divisions internes qui lézardent ce bel ensemble.
Les
thèmes du procès
Pourtant derrière cette bonhomie de façade,
qui n'est pas sans rappeler le personnage de Don Patillo pour les publicités
Panzani, la Tradition est loin de faire l'unanimité. Sa
représentation est même négative. Sémantiquement
la Tradition cède toujours la place à l'intégrisme, terme dévalorisant qui
permet d'englober les jusqu'au-boutistes des autres religions dans une même
croisade hostile. L'hebdomadaire Marianne parle de régression, les
photos montrent la messe à Saint-Nicolas et le pape Pie X (1903-1914). L'Express
fait un entrefilet sur les mouvements anti-IVG aux États-Unis, la photo
montre un prêtre en soutane et surplis derrière une bannière aux emblèmes
chrétiens. Tellement réducteur ! Sans compter les déchaînements médiatiques
qui eurent lieu lors de la sortie du film La Dernière Tentation du Christ de
Scorsese et de l'incendie du cinéma Saint- Michel. Déchaînements qu'on a pu
retrouver lors de la sortie de La Passion du Christ de Mel Gibson… Et
passons sous silence le procès de l'abbé Cottard…
Ainsi perçue, la Tradition cristalliserait
plusieurs défauts et fautes de la société moderne, ce qui la fait passer pour
un avatar inquiétant du bouc émissaire. De ces nombreux amalgames, on peut
distinguer plusieurs couches successives.
Le premier – et de loin le plus important –
est lié à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah. Comme dit le Mouvement
des Jeunes Socialistes à propos de Présent : « Le quotidien préféré
de la paroisse "squattée" de Saint-Nicolas-du-Chardonnet (Paris Ve)
a en revanche rarement manqué une occasion de défendre Pie XII. » La messe
est dite. Pie XII, devenu en quelques années le pape le plus honni de
l'histoire de la chrétienté avec la publication du livre de John Cornwell, Le
Pape et Hitler et la sortie du film Amen
de Costa-Gavras, est synonyme de lâcheté, d'antisémitisme et de
collaborationnisme. Le titre anglais de l'ouvrage de Cornwell était bien plus
parlant : Hitler's Pope, le pape de Hitler. Par capillarité, le
traditionaliste devient alors un crypto-vichiste à stigmatiser et à mettre
d'urgence au ban de la société.
Deuxièmement, comme le font remarquer les
historiens et sociologues des religions, le retour à une version plus
traditionnelle de la religion catholique est non seulement l'expression et la
conséquence du malaise de la société, mais aussi une crainte pour l’avenir.
Ainsi pour Odon Vallet, professeur à la
Sorbonne : « Les nouveaux chrétiens sont plus conservateurs que la
génération des vicaires rouges. Nous sommes dans une période d’identité
qui succède à celle d’ouverture. Il y a de nouvelles communautés
traditionalistes importantes qui, un peu partout, prennent le relais des
catholiques conciliaires jugés trop mous… » De même pour Danièle
Hervieu-Léger, professeur à l'EHESS : « L'individualisation [...] produit la
constitution, l'activation et même l'invention de petites identités
communautaires […]. Ce paradoxe s'inscrit dans le renforcement des courants
traditionalistes et intégristes au sein des grandes traditions religieuses. Cette
composante problématique de la modernité religieuse n'est pas seulement un
enjeu pour la réflexion des sociologues : elle interroge de façon cruciale les
pouvoirs publics et la société tout entière. » Enfin pour Marcel Gaucher
dans un entretien dans Le Figaro « Les Catholiques [donnent] spectacle
d'une religion semi-officielle en déroute. Mais cette situation va probablement
changer lorsqu'ils vont assumer leur situation minoritaire. Cela pourrait les
amener à une conversion identitaire qui, à mon avis, est d'ores et déjà en
cours. Un tel mouvement d'"identarisation" du catholicisme en France
aurait de grandes conséquences. »
Et
si cela revenait ?
Il est évident que pour une société tournée
vers le culte de l'hédonisme et à la poursuite effrénée du bonheur, la
Tradition représente un OVNI dans le ciel étoilé de leur béatitude. Pascal
Bruckner dans son essai intitulé L'Euphorie perpétuelle va plus loin :
« Comment la croyance subversive des Lumières, qui offrent aux hommes ce droit
au bonheur jusqu'alors réservé au Paradis des chrétiens a-t-elle pu se
transformer en dogme ? »
Cette crainte d’un retour ou d’un
renforcement de la Tradition se manifeste aussi dans les tentatives de
projection dans le futur de la « masse des croyants ». Jean Joncheray,
vice-recteur de l’Institut catholique de Paris, dans un article paru dans la
revue Futuribles (spécialisée dans la prospective), envisage trois
scénarios pour le futur des croyants
1/ une réduction culturelle (les catholiques
deviendraient les « derniers mohicans » qu’on étudierait comme un
ethnologue en présence d’une tribu papoue – les valeurs chrétiennes
faisant partie du "patrimoine historique diffus" de
notre société).
2/ un renouvellement de l’approche croyante
qui résulterait d'une société démocratique, pluraliste et laïque (les «
croyants inviteraient leurs concitoyens à partager leur foi […] sans volonté
d’imposer [celle-ci] mais en la proposant »).
3/ un repli identitaire (où « les catholiques
se renfermeraient sur eux-mêmes, considérant la société française comme un
milieu hostile […] avec lequel ils n’auraient plus d’affinités »).
Jean Joncheray avoue sa nette préférence pour
le deuxième cas de figure, plus humaniste – et comportant moins de risques
– et rejette sans appel la possibilité du repli identitaire – plus honteuse
puisque ce repli comporte un retour à la Tradition.
La
maîtrise du temps
D’un mouvement d’idées qui semble avoir peu
ou pas d’audience d’après les chiffres, qui cristallise sur lui tout le
mépris hautain de la bien-pensance, nous arrivons à un phénomène de
société qui crispe les intellectuels. Phénomène
qui semble hors de contrôle car inscrit dans la négation de la société telle
qu’elle nous est proposée.
Reste l’ignorance d’un atout fondamental
pour les catholiques : la maîtrise du temps. Là les intellectuels perdent
pied. L’irruption du christianisme dans le monde antique a brisé les cycles
temporels des religions d’alors en mettant un vecteur temps sur la course du
monde. Comme l’écrivait saint Augustin : « Le fleuve des choses temporelles
nous entraîne ; mais, comme un arbre au
bord du fleuve, est né Notre Seigneur Jésus-Christ… Il a voulu en quelque
sorte se planter au bord du fleuve des choses temporelles. Tu es emporté par le
courant ? tienstoi à l'arbre. L'amour du monde te roule dans son tourbillon ?
Tienstoi au Christ. Pour toi il s'est fait temporel, afin que tu deviennes
éternel ; car, si lui aussi s'est fait temporel, c'est en demeurant éternel. Il
a emprunté quelque chose au temps, il ne s'est pas éloigné de l'éternité.
Toi par contre tu es né temporel et par le péché tu es devenu temporel : toi
tu es devenu temporel par le péché, lui est devenu temporel par miséricorde
pour te délivrer du péché. »
Vers
la rupture de tradition ?
Ce rapport au temps a eu pour implication de
permettre à l’Église de ne pas avoir peur de persévérer, de lutter sans
relâche pour faire triompher ses idées, et ce, quels que soient les coups du
sort. Comment comprendre que les moines irlandais des VIe
- VIIe siècles aient pu
conserver et transmettre l’héritage littéraire latin – alors que cette
langue ne fut jamais pratiquée sur cette île –, et surtout comment imaginer
que ce sont eux qui permirent le renouveau de l’Église en (re)christianisant
les royaumes francs et les territoires à l’Est ? Comment
comprendre la gestation et l’application de l’augustinisme politique —
théorie visant à subordonner le temporel au spirituel – sur une période qui
dépasse les siècles ?
C’est ce rapport au temps qui permet à la
Tradition de survivre, et c’est ce même rapport qui fait peur à tous ses
ennemis déclarés ou non.
Par ailleurs, si l’histoire ne se répète
jamais, la même série de faits produit la même série de résultats. Ainsi
Winfrid (saint Boniface), moine irlandais, évangélisateur de la Saxe et
fondateur de l’abbaye de Fulda grand initiateur de la renaissance
carolingienne, s’inquiétait que, dans les royaumes francs, on baptisait « In
nomine Patria et Filia » (au nom de la patrie et de la fille). Incompréhension
liée à la baisse générale du niveau culturel et religieux de l’époque. Ce
même affaiblissement qui se produit actuellement renforce ceux qui ont la
chance de posséder ne serait-ce qu’une parcelle de cette culture et de ce
savoir. « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. »
N’oublions pas, enfin, que la Tradition est
née du contact entre l’Église primitive et les mentalités germaniques. La
marque la plus flagrante est la prière mains jointes qui provient de l’immixtio
manuum
germanique. Le jeune guerrier mettait ses mains
dans celles de son seigneur en signe de confiance et de protection. James C.
Russell dans The Germanization of Early Medieval Christianity a montré
cette prégnance de l’élément germanique dans la conception de l’Église
occidentale. Par un curieux retournement de l’Histoire, ce sont surtout les
théologiens allemands qui ont œuvré pour faire disparaître toutes ces
références lors du Concile de Vatican II. Et par un autre retournement de l’Histoire,
le pape actuel est allemand. Le soleil se lève toujours à l’est…
Louis
Kolle
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