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Une conversation avec Émile Poulat
Abbé G. de Tanoüarn
Objections - n°4 - mars 2006

Parler du modernisme aujourd’hui, c’est forcément rencontrer Émile Poulat, qui, depuis la publication de sa thèse sur Le modernisme, histoire dogme et critiqueen 1962, apparaît comme le spécialiste incontesté de cette période troublée de l’histoire de l’Église.

Il existe deux sortes de savants, ceux qui, entés sur leur spécialité, se contentent de savoir tout dire sur leur sujet: ceux-là peuvent vous impressionner par la masse imparable de leurs travaux et par la précision scrupuleuse de leurs informations, mais ils demeurent incapables de vous démontrer pourquoi ils ont tant étudié. Et puis, il y a ceux qui ont conçu leur sujet d’étude comme le biais, sans cesse observé, par lequel ils accèdent à l’universel, c’est-à-dire à l’humain, au divin. Ceux-là font servir le passé au présent et même à l’avenir. Ce sont les seuls, me semble-t-il, dont on peut dire, non pas qu’ils collectionnent les pensées ou les faits comme d’autres les papillons, mais qu’ils pensent. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’entretenir, comme en voisin, avec Emile Poulat. Et chaque fois, je suis reparti plus riche d’idées et de savoir. J’ai eu l’impression, presque physique, de me trouver en face d’une pensée toujours active et pas seulement d’un savoir accumulé.

Cette fois, je lui demande de nous entretenir un peu d’Alfred Loisy, figure emblématique du modernisme. «C’était un garçon chétif, issu d’une famille paysanne champenoise. Très tôt reconnu comme impropre au travail de la terre, on l’envoya au petit séminaire. L’enfant se révéla doué pour les études et on lui fit apprendre les langues anciennes, l’hébreu, l’assyrien, etc. Il suivit les cours de Renan au Collège de France et il se dit: “Je vais le réfuter”. En fait de réfutation, il est amené finalement à faire ce que faisait Renan et ce que font tous les exégètes d’aujourd’hui».

Je m’étonne de cette formule audacieuse: “ce que faisait Renan et ce que font les exégètes aujourd’hui”. Renan et l'exégèse actuelle, est-ce la même chose?

Il me répond, comme souvent, par une anecdote, puisée dans son immense mémoire. «En 1885, lorsque les universités catholiques furent supprimées du budget de l’Éducation nationale, on créa, avec l’enveloppe restée disponible, la section “sciences religieuses” de l’École des Hautes Études. Et il y eut à la Chambre un débat homérique entre le ministre de l’Éducation de l’époque, Émile Loubet, et Mgr Freppel, archevêque d’Angers et député catholique du Finistère. “Votre section des sciences religieuses, dit l'évêque, ou bien elle enseignera l'orthodoxie catholique, et elle n'est pas nécessaire, ou bien elle enseignera l'hérésie, et nous ne pouvons pas la soutenir”.

Émile Loubet répondit, superbe: “Mgr, nous n'enseignerons pas des dogmes, nous étudierons des textes”. Eh bien! Que font les exégètes d'aujourd'hui: ils étudient des textes… Toute la crise moderniste est là, dans le choc de ces deux cultures.»

– « Qu'y a-t-il de nouveau depuis Renan? demandai-je.

– «À l’époque, on considérait surtout le texte comme un écrit, un texte objectif sur lequel un homme savant se penche. Il y a eu une petite révolution dans les années 70. Je me souviens, continue Poulat, d'une confidence que me fit le Père Xavier Léon-Dufour, savant exégète, après avoir assisté à une conférence de Roland Barthes, destinée aux biblistes: “On a été complètement tourneboulé”. Il ne s'agit plus de savoir ce qui est écrit mais surtout: comment lit-on? que lit-on? La lecture de la Bible, de ce nouveau point de vue qui est celui du lecteur, s'avère inépuisable…»

La leçon de Poulat continue longtemps, le jour baisse. Sa perspective au fond est la même que celle, qui prévaut, dans la savante étude de Laplanche écrivant in fine : «Se soumettre aux textes “sacrés”, ce n'est plus s'attacher à l'origine comme à un point fixe, auquel il est possible et requis d'amarrer son destin, mais accepter d'être pris dans un mouvement d'interprétation qu'il est donné au lecteur croyant de porter plus loin».

Cette perspective - moderniste - donne raison à un certain protestantisme: la liberté du lecteur de la Bible, cela a toujours été sa gloire. «Tout protestant est pape une bible à la main» disait Boileau. Sommes-nous donc condamnés à l'individualisme religieux? demandais-je à Poulat. Il me répond comme toujours dans l'espace de sa culture: – « Il y a une grande différence entre Harnack et Loisy, entre le protestantisme libéral du premier, qui s'en tient au Nouveau Testament et la position du second, issu de la Catholicité et qui considère les dogmes comme le fruit du développement d'une inculturation de la Bible dans le terreau hellénistique. Loisy en appelait à ce qu'il nommait “une nouvelle discipline intellectuelle dans l'Église“ », une nouvelle inculturation !

Il est clair que Vatican II allait tenter d'exaucer ce vœu!

Je prends congé de Poulat, le remerciant du temps qu'il m'a consacré. Et, en remontant la rue de Bièvre, vers Saint-Nicolas où j'ai garé ma voiture, je médite sur ce que j'ai entendu. Le modernisme religieux n'est pas un système sclérosé et dépassé. C'est une tentation permanente pour l'esprit. Une erreur polymorphe, comme l'avait bien pressenti saint Pie X. Comment se protéger de ce virus, destructeur de la foi? Il me semble que des grands hommes comme Claude Tresmontant ou Ceslas Spicq nous ont montré le chemin, chacun à leur manière. Il ne suffit pas de lire! Le lecteur ne peut pas être la seule référence du texte. Il faut d'abord apprendre à lire et se mettre humblement à l'école du texte et à l'école de l'Église qui, depuis 2000 ans, enseigne aux chrétiens à lire ce texte. Loin d'en appeler sans discernement aux lecteurs et à l'inculturation herméneutique, il faut d'abord insister sur la lecture, c'est-à-dire sur la Tradition théologique, liturgique et dogmatique, inépuisable réserve de sens pour l'écrit. Il faut ensuite, comme le fit Cajétan au début du XVIe siècle, se saisir avec un infini respect de la lettre du texte et montrer comment, saisie dans sa vérité la plus scientifiquement établie, elle alimente la foi, en en renouvelant sans cesse la vigueur.

Le père Feuillet a consacré sa vie à un tel labeur, à la suite du Père Lagrange. Pourquoi réputer impossible ce nouveau littéralisme?

 

 

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