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Guerre de civilisation, guerre de religion...
Abbé G. de Tanoüarn
Objections - n°4 - mars 2006

Nous avons cru mettre la guerre hors la loi démocratique. Nous en avons fait une spécialité de l'obscurantisme, qu'il soit religieux ou “fasciste”. Nous avons déclaré que le communisme dans le monde n'était plus qu'un cadavre, en état de mort clinique : encéphalogramme plat ! Restait à goûter la mondialisation heureuse et l'ivresse démocratique. Hélas, notre présent n'est pas si simple !

Le concept du « clash des civilisations » a été mis au point, on le sait par un éminent professeur de Harvard, Samuel Huntington. C'était en 1993. En 1996 a paru le livre qui porte ce titre. Et en 2002, les tours jumelles de Manhattan se sont effondrées, apportant à la théorie le substrat historique qui semblait lui manquer. Désormais Huntington sera surnommé “le prophète”…

Qu'avait-il annoncé? Une guerre religieuse inexpiable entre l'islam et l'Occident, laïque et chrétien. Dans un appendice de son livre, il proposait qu'elle commence à Marseille en 2009. C'était plausible. En réalité, elle a commencé à New York, un certain 11 septembre de l'année 2002.

En Europe, pourtant, le concept de guerre de civilisation a reçu d'abord un accueil plus que mitigé. On a voulu penser très longtemps que l'événement du 11 septembre était simplement un coup de tonnerre dans un ciel serein. On a essayé de réduire le choc des civilisations à un choc des cultures, qui était déjà en train de se résorber tout seul et qu'il ne fallait surtout pas raviver. Aujourd'hui, entre Guerre d'Irak et bombe atomique iranienne, entre émergence de l'Inde et ambition de la Chine, on est bien obligé de reconnaître, comme me le confiait récemment un professionnel, que la vieille rigueur historique, qui n'envisageait de lutte possible qu'entre des États, instrumentalisant éventuellement à leur profit tel ou tel enjeu civilisationnel, était largement dépassée. La civilisation devient un enjeu réel dans les relations internationales et, au sein de sociétés pluriculturelles, dans les relations entre les hommes.

Mais qu'est-ce qu'une civilisation? La meilleure définition me semble avoir été donnée par Saint Exupéry, dans Pilote de guerre: «Une civilisation est un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d'elles-mêmes puisqu'elles ouvrent à l'homme son étendue intérieure». J'ajouterai une seule chose à cette belle formule: l'étendue à laquelle une civilisation nous donne accès n'est pas forcément l'étendue intérieure, mais plutôt l'étendue extérieure, le monde familier autour de soi. Selon Huntington, il existe actuellement cinq civilisations principales: la japonaise, la chinoise, l'occidentale, l'indoue et l'islamique. On pourrait dire qu'il s'agit en réalité de cinq espaces balisés par des croyances ou des coutumes et capables de représenter une force, opposable à celle des autres civilisations.

En quoi cette théorie est-elle apparue comme révolutionnaire? Inadmissible? Sacrilège?

On a pu lire ici et là, en particulier depuis 2002, que les idées de Huntington étaient «de sales idées», qu'il ne fallait pas se commettre avec elles. C'est que ces “idées” mettaient à mal deux croyances occidentales essentielles, la première sur le caractère inéluctable de l'avènement d'un monde cosmopolite et sur l'idée que l'humanité tout entière pourrait trouver un jour dans la déclaration des droits de l'homme un nouveau Credo. Le plus grand désir de l'humanité, il a fallu se rendre à l'évidence, n'est pas le désir de démocratie. La passion des droits de l'homme est une passion occidentale. La seconde grande et noble idée occidentale que ce schéma bat en brèche, c'est, plus subtilement, l'idée que l'Etat (sous sa forme d'Etat nation, même lorsqu'il est impérial) constitue le degré d'organisation ultime de l'humanité, l'union des États permettant à plus ou moins brève échéance, de faire advenir l'Etat mondial. Si cette deuxième croyance s'avérait fausse, ou au moins non universalisable, que resterait-t-il de la mondialisation maîtrisée, à l'Occidentale.

En quoi Huntington avait raison

Huntington, dans son ouvrage conservait bien l'idée que toute civilisation avait besoin d'un Etat-phare qui en représentait le principal mode d'expression. Mais il remarquait immédiatement une première spécificité actuelle de l'islam: après la domination presque millénaire des Turcs, l'islam n'avait plus d'Etat phare. Le problème islamique en était-il moins réel au niveau mondial? Depuis le 11 octobre 2002, personne ne peut le minimiser. Il existe donc des civilisations sans Etat. De plus, des structures terroristes internationales peuvent efficacement narguer les États et déstabiliser les démocraties, comme l'a montré l'attentat en gare de Madrid, qui est à l'origine de la défaite de José Maria Aznar et de l'élection de Zapatero en Espagne.

Il y a un troisième tabou occidental, que Huntington a contribué à briser. Ce tabou non-dit a créé une sorte de schizophrénie. Alors que chacun en Occident est convaincu que, sous la bannière cosmopolite, ce sont les idées de l'Occident qui mènent et qui mèneront le monde de plus en plus, les Occidentaux sont intimement persuadés de la vacuité de leur civilisation. Ils se révoltent devant l'importance de cet héritage chrétien, que le pape Jean Paul II rappelait sans cesse à celle qu'il appelait sans complexe «la vieille Europe». L'homme blanc serait condamné - au mieux - à la repentance. Il n'a pas à imposer sa civilisation. Tel est le discours dit du “sanglot de l'homme blanc” qui fit florès dans les années soixante-dix.

D'un autre côté, l'Occident ne peut pas s'empêcher de considérer que droits de l'homme et démocratie sont les deux mamelles de l'humanité adulte et que ceux qui ne rentrent pas dans ces schémas politiques bien occidentaux sont des sous-hommes.

Schizophrénie de l'Occident

Huntington a pris de front la schizophrénie occidentale. Il a osé refuser la mauvaise conscience de l'Occident, en proclamant la nécessité pour les États-Unis de reconnaître qu'en leur propre sein la civilisation qu'il nomme, lui, “anglo-protestante”, n'est pas négociable. Dans son dernier livre, intitulé Qui sommes-nous?, il déclarait par exemple non sans humour: «Il est peu probable que l'idée que nous sommes tous des démocrates libéraux croyant au Credo américain suffise à combler notre besoin de communauté ». Et d'enchaîner, sans complexe: «Les Américains se tournent vers la Religion». Disant cela, ce sont les bases mêmes de l'individualisme agnostique et jouisseur (issu de Mai 68) qu'il mettait en cause. On lui pardonne difficilement une telle franchise.

Il critique aussi la bonne conscience de l'Occident laïque, cette illusion d'un modèle droit de l'hommiste universel. Selon lui, ce modèle ne convient pas aux autres civilisations.

Crime de mauvaise pensée? “Uncorrectness”? En tout cas, depuis le 11 septembre 2002, on n'affronte plus frontalement Huntington. L'ultime reproche que l'on a pu lui faire, c'est celui d'avoir produit une “théorie casquée”, destinée à légitimer l'impérialisme américain, en exacerbant les différends planétaires au nom de ce nouveau paramètre civilisationnel. Je ne sais ce qu'il en est de la stratégie américaine. Il est incontestable que les stratèges de cet empire, dont il serait un peu rapide de crier au déclin ou (comme Emmanuel Todd) à la disparition, ont imaginé que la bataille pour l'hégémonie mondiale devait se passer au Proche Orient et qu'en attaquant l'Irak, on visait en réalité, dans une sorte de billard à trois bandes, le futur impérialisme chinois, en maîtrisant à l'avance les sources du pétrole. Mais telle n'est pas la théorie de Huntington, qui, dans son ouvrage de 1996, considère, lui, que dans chaque ère civilisationnelle, les conflits doivent être gérés par les États phares et qu'il est inadmissible de constater que des civilisations s'agressent mutuellement.

Si l'on y réfléchit, cette vision pacifique des différentes civilisations, qui est fondamentalement celle de Huntington, est démentie par une des cinq civilisations énumérées: la civilisation musulmane ne semble pas pacifique. Par ailleurs, elle a bien du mal à s'organiser et à s'auto-contrôler.

L'inventeur de la Guerre de civilisation

Ce n'est pas un hasard si l'idée et le terme de “guerre de civilisation” apparaissent, pour la première fois, chez un islamologue britannique de renommée mondiale, Bernard Lewis. C'était précisément au mois d'août 1957, à l'occasion d'un Congrès de quatre jours, consacré aux «Tensions du Moyen-Orient». Je ne résiste pas à citer le texte intégral de ce grand honnête homme et de ce spécialiste incontesté: «Les ressentiments actuels des peuples du Moyen-Orient (nous sommes en 1957) se comprennent mieux lorsqu'on aperçoit qu'ils résultent, non pas d'un conflit entre des États et des nations, mais du choc entre deux civilisations. Commencé avec le déferlement des Arabes musulmans vers l'Ouest et leur conquête de la Syrie, de l'Afrique du nord et de l'Espagne chrétienne, le “Grand débat” entre islam et chrétienté s'est poursuivi avec la contre offensive chrétienne des Croisades et son échec, puis avec la poussée des Turcs en Europe, leur farouche combat pour y rester et leur repli. Depuis un siècle et demi, le Moyen-Orient musulman subit la domination de l'Occident - domination politique économique et culturelle, même dans les pays qui n'ont pas connu un régime colonial…»

Ce qui est particulièrement intéressant dans le diagnostic de Lewis, c'est non seulement sa précocité, mais son exactitude. En 2002, le même Lewis ajoute en effet: «Dire que les civilisations conduisent une politique étrangère, nouent des alliances, font la guerre et concluent la paix me semble un abus de langage. J'y vois une extrapolation à partir d'un cas précis - le conflit islam/chrétienté». Ce choc ne date pas d'hier, comme il vient de nous l'expliquer. Au fond, c'est le seul véritable “choc de civilisations”.

Et ce choc, il est avéré, continue notre auteur, qu'il ne provient pas du christianisme «religion pacifiste» qui a inventé les Croisades comme «une réplique tardive et limitée au Djihad musulman». Mais il trouve son origine dans la prédication originaire de l'islam, religion essentiellement guerrière et qui supporte mal aujourd'hui d'être cantonnée, malgré les richesses pétrolières découvertes dans son sous-sol, à un sous-développement endémique.

Les vertus viriles de l'islam

Je parle de prédication. Il y a effectivement dans le Coran un certain nombre de versets colériques, comme on les nomme désormais, qui constituent autant d'appels au meurtre ou à la violence. Selon le savant comptage de Laurent Lagartampe, il faudrait admettre 10% du corpus coranique dans cette catégorie “colérique”. Mais ce n'est pas tout. Certaines sourates, comme la sourate 47, constituent de bout en bout un appel à la guerre sainte, même si les termes utilisés ne sont pas toujours violents en eux-mêmes. Il ne s'agit donc pas seulement de débordements textuels déplorables mais que l'on pourrait limiter. Le mouvement même de la pensée coranique est une invitation à la guerre sainte. L'exaltation islamique des vertus viriles, dont se targuent encore tel ou tel “expert” (récemment Malek Chebel dans Le Point), n'est rien d'autre que la conséquence de cette perspective essentiellement guerrière, qui se découvre dans le texte sacré des Arabes.

Faut-il donc attendre une guerre entre l'Oumma des croyants et l'Occident? La faiblesse politique des divers gouvernements musulmans dans le monde ne permet pas de penser à un risque de guerre classique. Il existe, pourquoi le nier? un risque de guerre atomique. Le foyer prévisible de cette guerre (ou plutôt la pomme de discorde) se trouve à Jérusalem. Nous saurons bientôt si l'Iran d'Ahmadinejab se laisse intimider par les États-Unis ou si elle persiste dans son programme nucléaire, quitte même à en tirer une utilisation militaire.

L'Islam ne sera pas l'opium du peuple!

Mais là n'est pas le risque le plus immédiat pour l'Occident.

C'est une immigration mal gérée depuis des années qui pourrait fournir l'occasion d'un embrasement véritablement révolutionnaire des “pauvres” contre les riches, instrumentalisant la religion pour en faire non un sédatif (comme le reprochait Marx au christianisme en parlant d'opium) mais une sorte de drogue stimulante: «C'est le grand problème de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l'islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme au temps de Lénine». C'est André Malraux qui écrivait cela le 3 juin 1956. Il avait vraisemblablement emprunté cette idée à un livre paru en 1949: Sociologie du communisme de Jules Monnerot. L'auteur appelait le communisme “l'islam” du XXe siècle. On peut se demander si l'islamisme ne peut pas devenir le communisme du XXIe siècle.

Mais ce ne sont là que des futuribles.

Pour en rester à notre présent, il est indéniable qu'il existe un autre risque et une autre guerre de civilisation, celle qu'annonçait justement Jules Monnerot dans la conclusion de son autre grand œuvre Sociologie de la Révolution, celle qui se traduit dans ce que j'appelai plus haut la schizophrénie de l'Occident, celle que l'on a vue poindre en Mai 68, celle qui ressurgit périodiquement dans nos pays, et tout récemment à La Sorbonne où des “étudiants” ont brûlé les vieux livres de la Bibliothèque, ce que n'avaient pas fait les émeutiers du joli mois de Mai.

«La possibilité d'une guerre de civilisation est apparue en France en 1968 et elle n'a pas encore disparu. Il était, il reste possible de voir en France deux camps, l'un qui veut que la transmission continue, sans quoi il n'y a pas de société développée, l'autre qui entend casser la transmission et qui souhaite trouver dans cette destruction rapide d'une culture la pierre philosophale de la révolution.» Voilà ce qu'écrivait Monnerot en 1969. Qui peut dire que “l'ensauvagement” n'est pas, actuellement en France, le risque social le plus grave? Avec, en guise de certificat de bonne conscience, le label inoxydable d'une laïcité, qui s'apparente de plus en plus, au sein de l'Éducation nationale comme dans le discours psittacique des médias, à ce qu'il faut bien appeler la culture du vide. Nous n'avons pas épuisé, loin de là, la brutalité vénéneuse de ce que Nietzsche a nommé le nihilisme européen.

 

 

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