La Bible en conscience ?
Abbé Christophe Héry
Objections - n°4 - mars 2006
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Un
débat vient d’éclore, titré Avec ou sans Dieu (Bayard, janv. 2006), qui oppose le sociologue
agnostique Régis Debray au dominicain Claude Geffré. Le résultat de cette
confrontation improbable est proprement renversant…
La
question, très sérieuse pour eux, est de savoir si c’est le lien du sens
(Debray) ou le sens du lien (Geffré) qui est premier… Le
plus fort, c’est que R. Debray scrute la Bible et les Évangiles du point de
vue traditionnel de la transmission d’un contenu et du canon des Écritures,
tandis que Geffré se focalise sur le texte comme pur objet d’interprétation
et de réception: «À partir du moment où la philosophie est devenue une
philosophie du langage, le théologien a essayé de prendre en compte ce devenir
[…] de la raison historique. […] Avec ce tournant herméneutique, l’objet
immédiat de la théologie devient moins des vérités intemporelles que des
textes.»
Cette
question est majeure: les textes valent-ils davantage que les vérités qu’ils
sont censés transmettre? Dès lors, ajoute le savant dominicain, «la
théologie herméneutique a moins comme objet […] “Dieu” que les discours
sur Dieu». Elle est donc un discours sur le discours…N’est-ce
pas une définition possible de l’idéologie? Le
sens ne devient-il pas giratoire, suivant lequel on tourne indéfiniment en
boucle? Le problème de la vérité s’en trouve centrifugé: pour cette
théologie-là, les «vérités intemporelles » de la foi, révélées dans l’Écriture,
comptent moins que «les textes».
Justement
agnostique (sur ce point), Régis Debray défend le sens littéral en récusant
ce vain travail d’interprétation sur les textes; un texte selon lui n’a pas
de sens en soi. On peut lui faire dire ce qu’on veut, sous couvert de l’interpréter:
«je suis – d’un point de vue herméneutique – totalement agnostique. Vous
me dites: telle phrase veut dire telle chose… Bon…
Mais moi, ce que je cherche à savoir, c’est qui l’a dite et comment,
pourquoi on l’a conservée et qui a intérêt à la redire. De ce point de
vue, la formation du canon catholique [la liste des livres inspirés] m’intéresse
beaucoup» (p. 39).
Pour
Geffré, en revanche, au lieu de la lettre (ce qu’a voulu dire l’auteur et
comment il l’a dit), s’impose pour l’herméneute la «recherche d’un
sens caché à partir d’un sens immédiat – et, plus largement, d’un sens
de l’histoire et de l’homme» (p. 39).
Ici
surgit l’idéologie humanitaire. Car
cette quête d’un «sens caché» derrière le «sens immédiat» (réservé
aux naïfs) n’est
pas sans risque. Assurément, toute la Tradition admet l’existence du sens
spirituel ou figuratif de la Bible, mais son décodage ne peut s’inventer au
fil de l’histoire: saint
Thomas rappelle que ce sur-sens doit être révélé ailleurs dans l’Écriture
ellemême, sous un sens littéral (S.T. I Q1 a10).
Ce
n’est donc pas du sens spirituel traditionnel dont s’occupe l’herméneute
Claude Geffré: il décide de relire le texte à partir du «sens de l’histoire
et de l’homme» d’aujourd’hui, par une réception sans cesse nouvelle du
«fundamentum » que ce sens indique.
Sur
quoi Régis Debray rebondit non sans impertinence: «Ce fundamentum a-t-il pour
vous une réalité objective, ou pourraiton dire que c’est une donnée
immédiate de la conscience?» (p.
72)
C’est
la question qui demeure en effet posée à l’herméneutique moderniste.
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