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René
Girard sous la Coupole
Abbé
Christophe Héry
Objections - n°3 - février 2006 |
Paris,
qui partage avec Rome le privilège d’être une capitale de l’esprit, est
devenue depuis des lustres capitale du nihilisme conceptuel et de l’insignifiance
spirituelle. Or, miracle ou signe des temps? Le 15 décembre dernier sont
tombées du ciel, ou plutôt de la Coupole qu’on aurait cru une cathédrale,
des paroles d’or. René Girard recevait la palme et prononçait son discours
de réception à l’Académie française ; en réponse, Michel Serre, le
philosophe, lui rendait les honneurs… À travers René Girard, vous le verrez,
c’est l’anthropologie chrétienne qui se trouve honorée et reconnue. Ou
plutôt même retrouvée. Ce que Pascal autrefois disait de Platon, on peut
aisément le transposer en disant aujourd’hui : René Girard, pour disposer au
christianisme…
Une
magistrale leçon sur la grâce et la sainteté
Succédant
dans son fauteuil d’Immortel au père Amboise-Marie Carré, disparu l’année
dernière, René Girard devait, selon l’usage, rendre sous la Coupole un
hommage officiel au célèbre prédicateur. Au lieu cependant de dresser le
panégyrique de son prédécesseur, il choisit de retracer son itinéraire
spirituel. De l’épreuve intérieure qui marque toute la vie du père Carré,
il en tire une leçon magistrale sur la grâce et sur la sainteté – mots
étranges et dont l’usage s’est raréfié dans la foulée de Vatican II.
Dès
le début du discours et citant l’exemple du nouveau Notre Père, Girard ne
craint pas de fustiger « la rage et le chambardement déclenchés par le
Concile». Au cours de ces « années convulsionnaires », il rappelle comment
le père Carré épinglait tranquillement les nouveaux Chrétiens « en
recherche»…
La
vocation du célèbre frère prêcheur est née d’une grâce mystique qu’il
connut dans son enfance et qui le poursuivra toute sa vie. Girard cite le récit
du père Carré: «Je ressentis avec une force incroyable, ne laissant place à
aucune hésitation, que j’étais aimé de Dieu et que la vie […] devant moi,
était un don merveilleux. Suffoqué de bonheur, je suis tombé à genoux.»
La
mystique suscite la méfiance ou le doute à juste titre car elle rencontre le
scepticisme et se mêle à de nombreuses contrefaçons.
Qu’en
est-il en l’occurrence? Le grand prédicateur est toujours passé pour rempli
de force et de foi. Mais dans ses écrits, il se révèle habituellement privé
de «consolations» spirituelles et se plaint au contraire du silence de Dieu et
du désespoir qui en résulte dans sa vie. Or, tout à la fin, à
quatre-vingt-seize ans, il ouvre les yeux et s’aperçoit que, depuis cette
grâce reçue à douze ans, il a conçu et poursuivi une chimère: la
«sainteté », vue comme une ascension spirituelle vers des sommets de plus en
plus intenses, à conquérir à force d’exercices et de vertus, mais qui lui
ont de fait toujours échappé.
«Ce
projet reflète une ambition mystique typiquement occidentale et moderne»,
commente Girard, marquée par un « volontarisme» et une «passion rivalitaire»
avide de résultats. Ce rêve donquichottesque qui ne sait pas se contenter de
ce que le Ciel envoie, mais qui fantasme sans cesse de nouvelles conquêtes, ne
peut qu’engendrer à la fois la « fébrilité» intérieure (c’est le terme
employé par le père Carré) et, selon Girard, la « frustration» spirituelle.
On ne peut vraiment servir Dieu que par sa grâce et pour lui-même, non
finalement pour sa propre utilité, ni pour sa propre consolation. L’écueil
est de chercher l’exaltation d’une perfection pour soi et non pour Dieu.
Cette passion d’atteindre en sainteté un résultat palpable et de se mesurer
inconsciemment au Ciel, paralyse de très nombreuses âmes, comme l’enseigne
déjà sainte Catherine de Sienne (Dialogues). Elle a fait du père Carré «un
mystique frustré et découragé». Le renoncement essentiel y manque, qui
conditionne la réception de la grâce: l’abandon de sa propre idée de
soi-même et de la sainteté, qui fait quitter toute ambition personnelle et s’en
remet, dans l’ignorance et l’oubli de soi, à l’infinie miséricorde de la
grâce divine.
Sur
le retour de l’âge, le Père se tient pour responsable de ses longues crises
d’aridité. Comme Catherine en ses Dialogues, Girard identifie ce mal comme
une « ignorance » : « Ce n’est pas Dieu qui l’a plongé dans l’ignorance,
c’est son ambition excessive. […] Il se détournait de Dieu en essayant de
se rapprocher de lui par ses seuls efforts. […] Lorsqu’il disait : si je ne
deviens pas un saint, j’aurai vraiment trahi, il se tendait à lui-même le
piège qui s’est ensuite refermé sur lui, mais son humilité l’a finalement
libéré. […] Une certaine fébrilité du désir laisse place aujourd’hui à
la douceur de l’espérance. »
Girard
résume ainsi la seconde conversion du père Carré: «Au lieu de faire de Dieu
un Everest à escalader, le dernier père Carré voit en lui un refuge.»
La
réponse de Michel Serre : le tabou renversé de la vérité
On
doit convenir que l’académicien Michel Serre, à qui est revenu le privilège
de donner la réplique au discours de René Girard, ce même 15 décembre 2005,
n’a pas été anodin. En termes souvent codés par une érudition
ébouriffante, le célèbre philosophe expose et pénètre la pensée de Girard
sur le désir qui naît du mime, telle qu’elle s’applique à l’observation
aux domaines de la vie moderne, dont l’effet égalitariste est toujours
croissant et déshumanisant: psychologie, art, économie, littérature,
histoire, industrie, éducation, management… La vérité de l’histoire est
celle-ci: «Quand tous désirent le même,la guerre s’allume contre tous»;
alors le mimétisme mensonger change de cible et retourne le groupe contre un
seul, désigné comme «l’axe du mal» à sacrifier ou éliminer.
«Des
humains en foule tuent l’humain unique, en un geste d’autant plus meurtrier
qu’ils ne savent ce qu’ils font », commente M. Serre, citant l’Évangile.
Le mal n’a pas de cause unique: chacun le commet à sa mesure ; mais il
apparaît à son paroxysme dans le mensonge d’une accusation violente et
collective qui rejette la culpabilité de tous sur un seul. C’est
le processus du sacrifice, lequel préside aux cultures et à la plupart des
religions.
Serre
reconnaît à Girard – et non à Freud – d’avoir su démonter la boîte
noire du désir, y découvrant deux vérités : La première, un vide abyssal
qui indique que le bonheur n’est pas dans l’homme ; la seconde, « face à l’inquiétude
induite par un tel égarement, nous nous précipitons vers l’imitation parce
que nous ne pouvons pas combler, au plus vite, un vide aussi angoissant. »
La
morale elle-même est insuffisante à combler ce vide, surtout si elle n’est
adossée à rien. Renonçant au bonheur, la morale moderne a d’ailleurs
basculé dans le devoir (kantien, démocratique ou citoyen) ; « Puisque je ne
sais pas ce que je veux autant désirer ce que les autres paraissent vouloir ou
ce que les normes féroces m’imposent… »
La
clé du désir
La
découverte majeure de Girard est double: celle du mécanisme du bouc
émissaire, déjà présente en partie chez Freud mais sans explication
satisfaisante aux yeux de l’anthropologue; celle du désir surtout, non point
pulsionnel ni seulement commandé par son objet, mais presque toujours
«triangulaire», c’est-à-dire rapporté à un tiers, à un médiateur du
désir qui peut-être quelqu’un, Dieu, une idole, un rival, un groupe, ou la
foule… Tout désir est selon lui conditionné par son modèle ou son
anti-modèle, que l’on s’emploie à mimer, éliminer ou dépasser –
admiration, imitation, volonté de domination ou envie. «Tu ne désireras pas
le bien d’autrui»: le dixième commandement est une clé: c’est le seul qui
interdit non pas une action mais un désir, rapporté précisément à autrui.
Girard revisite grâce à cette découverte les chefs-d’œuvre de la littérature.
Il réinterprète la psychanalyse et notamment le complexe d’œdipe. Il démonte
surtout le mécanisme victimaire du lynchage d’un bouc émissaire, tel qu’il
apparaît dévoilé dans la passion du Christ, et par lequel Satan régnait
avant sa venue.
Le
désir mimétique : « l’hypothèse la plus féconde du siècle » ?
Deux
aspects surprenants et finalement conjoints, dans le discours de Michel Serre,
retiennent l’attention car ils renversent le plus puissant tabou de la pensée
contemporaine : l’impossibilité ou l’inexistence de la vérité. Y a-t-il
une ou des vérités ? Tout d’abord, le philosophe des sciences s’interroge
sur le caractère scientifique et prouvable de la théorie du désir mimétique
de René Girard. Est-elle vraie du point de vue épistémologique ? Il faudrait
pour cela qu’elle soit « falsifiable », au sens de Karl Popper : elle ne
peut ultimement prétendre tout expliquer sans quoi la théorie serait soit
divine, soit tautologique. On doit pouvoir la mettre en défaut par quelques
exceptions.
Non
sans humour, Serre cite comme exception sa propre amitié avec René Girard,
exempte de jalousie et de ressentiment. Mais sa remarque dépasse l’anecdote
personnelle. Elle signifie que l’homme n’est pas fatalement voué au
mimétisme rivalitaire des foules et qu’il peut à tout moment y échapper,
précisément par l’amitié naturelle ou encore par la grâce de la
révélation chrétienne.
Serre
dit ceci de Girard : « Votre œuvre, Monsieur, convertit qui la lit à la
certitude du péché originel. » On pourrait objecter à l’inventeur de l’hypothèse
mimétique qu’il brosse de l’homme sans la grâce un portrait tout en noir,
tel ceux de Hobbes ou de Pascal, de Nicole et des jansénistes, pour qui l’intérêt
seul guide le désir : l’homme naîtrait non point intrinsèquement égoïste
mais mauvais et violent, au point de ne rien désirer que par envie ou jalousie.
D’un point de vue chrétien, si l’homme est corrompu par le péché originel
– « Vous serez comme Dieu » – qui le porte en effet à l’envi, au
meurtre et à la volonté de puissance, sa nature en revanche n’est pas
détruite dans ses inclinations fondamentales à la vie sociale, naturellement
gouvernée par un bon mimétisme. Corruption n’est pas destruction. Or Girard
dépeint l’homme tel qu’il est, en effet déchu, mais néanmoins il appelle
ses lecteurs à la vérité sur eux-mêmes et c’est en quoi il se distancie du
jansénisme : restant sur le terrain de la pensée philosophique, il les tient
pour capables de se convertir à la lumière naturelle, voire à la grâce, à l’exemple
des grands héros romanesques (voir encadré). Cette place laissée par Girard
à une conversion possible du désir métaphysique rend évidemment sa théorie
«falsifiable » et la renforce d’autant.
Désir
et charité
On
pourrait dire que Girard secoue son lecteur et l’appelle sans en avoir l’air
à un retournement philosophique et mental, à une véritable conversion de la
raison (à la vérité sur le désir), qui dispose à celle de la foi (en la
vérité sur Jésus-Christ). Si l’on transpose la théorie mimétique à la
théologie, le Christ n’est-il pas le seul médiateur entre Dieu et les
hommes, celui dont «l’imitation» conduit à la plénitude céleste? Il est
aussi le seul médiateur entre notre désir et le bien surnaturel qui est Dieu.
Dans le triangle girardien du désir, la conversion chrétienne remplace l’idole,
la foule ou le rival par Jésus-Christ lui-même, et nous fait tout désirer en
fonction de lui seul. Tel fut le premier péché: convoiter d’« être comme
Dieu» mais sans lui ; telle est inversement la charité chrétienne: un amour,
certes triangulaire, mais qui nous fait aimer le prochain et toute créature en
Jésus-Christ, par la recherche de son imitation.
Le
critère de la vérité : « ne jamais verser le sang »
Impossible
d’épuiser en quelques lignes discours d’une si haute densité. Retenons
ceci: on ne peut plus défendre, lorsqu’on a lu Girard, les théories
conciliaires sur l’égale valeur des religions. L’histoire à ce sujet ne
nous apprend rien, dit Michel Serre: elle «couvre son vide d’information » d’une
violence répétitive et monotone: guerres, conflits, génocides, révolutions…
Le philosophe signale alors l’intervention de quatre «vraies nouvelles»
dissipant le mensonge de l’histoire et révélant la vérité sur les cultures
et les religions. Il rend grâce à Girard de son courage, à savoir:
«Rétablir la vérité, dont voici le critère: ne jamais verser le sang.»
Tandis
que l’ensemble des cultures et le sacré qui les fait naître reposent, aux
yeux des anthropologues, sur des rituels sacrificiels, une première «vraie
nouvelle» est arrivée par la Bible avec l’histoire d’Abraham: l’adoration
du Dieu unique marque «l’arrêt du sacrifice humain» dont il ne veut
aucunement. M. Serre poursuit: «La deuxième [vraie nouvelle] vint de la
Passion de Jésus-Christ ; à l’agonie, celui-ci dit au Père, Pardonnez-leur,
ils ne savent ce qu’ils font. Ici, la bonne nouvelle porte sur l’innocence
de la victime, l’horreur du sacrifice et le dessillement des bourreaux
aveugles. La troisième vient de vous, [R. Girard]
qui dévoilez cette vérité, à nos yeux comme aux leurs cachés.»
La
quatrième «vraie nouvelle », qui n’est pas la meilleure, est une
observation: aujourd’hui le monde régresse, toujours selon M. Serre, vers une
«barbarie mélancolique », un sacré matérialiste qui réhabilite le
sacrifice humain (combien de centaines de millions de morts au XXe siècle?),
ritualisé sur l’autel des médias: sous couvert de «l’information», l’écran
télévisuel restaure le rituel de la mort dramatisée et mise en spectacle
devant les foules jouissant de leur écœurement.
Il
fait communier et s’affronter les masses dans le culte de leurs nouveaux dieux
Lares: les équipes de foot…
«Ce
que vous dites dans vos livres est vrai»; «ce que vous dites fait vivre.»
Sans
emphase et sans fausse complaisance, Serre salue en Girard l’inventeur de «l’hypothèse
la plus féconde du siècle» et rien moins qu’«un prophète: nous devons
vous écouter»; voire un «Docteur de l’Église»! «Vous m’avez appris
ceci, qui a changé ma vie, de distinguer le saint du sacré, ni plus ni moins
que le vrai du faux»!
Girard
n’est plus seul à dire la vérité: «Le sacré tue, le saint pacifie.
Non-violente, la sainteté s’arrache à l’envie, aux jalousies, aux
ambitions…
asiles
du mimétisme et ainsi nous délivre des rivalités dont l’exaspération
conduit vers les violences du sacré. Le sacrifice [d’autrui] dévaste; la
sainteté enfante. […] Nous ne découvrirons, nous ne produirons rien qu’à
devenir des saints.»
Lorsqu’on
a lu René Girard, il est vrai qu’on ne peut plus vivre comme avant; on ne
peut non plus prétendre que toutes les religions doivent être respectées au
titre du sacré. «Celui par qui le scandale arrive» les sépare selon Serre en
deux familles, comme la lumière se sépare de l’obscurité : « celles qui
unissent les foules forcenées autour de rites violents et sacrés,
générateurs de dieux multiples, faux, nécessaires ; celle qui [au singulier],
révélant le mensonge des premières, arrête tout sacrifice pour jeter l’humanité
dans l’aventure contingente et libre de la sainteté.»
L’étonnant
discours se conclut par cet éloge qui est un pavé jeté dans la mare aux
diables où grenouillent les libéro-nihilistes
contemporains: «Monsieur, ce que vous dites dans vos livres est vrai»; «ce
que vous dites fait vivre.»
«
Je vois Satan… »
Le livre de Girard qui porte ce titre est peut-être le plus
incandescent et celui que le lecteur reçoit avec le plus d’intensité.L’Évangile
lu rationnellement par un philosophe retrouve un sel inconnu, affadi qu’il
était par la critique historiciste et conciliaire, qui l’a réduit à un
mythe comme les autres et l’a débarrassé soigneusement de la Croix et des
diableries. Satan veut dire «l’accusateur». Il règne par le jeu du bouc
émissaire. Jésus-Christ dénonce et désamorce le processus diabolique tout en
acceptant de le subir. Il enseigne à jamais sur la croix que la victime est
innocente: les accusateurs, sans le savoir, sont les vrais coupables. Girard est
le premier depuis 2000 ans qui, passant en revue systématique toutes les
occurrences de Satan dans les Évangiles et dans l’Apocalypse, en tire l’enseignement
propre au christianisme sur l’homme, sa violence et son désir.Un livre choc,
qui oblige à la conversion des chrétiens eux-mêmes.
Je vois Satan tomber comme l’éclair,
Grasset-Fasquelle, col. Poche, 1999, 251 p.
La
littérature comme lieu de l’enquête
Le romantisme a fait du cœur le lieu du narcissisme mélancolique ou
du rêve jamais satisfait car toujours décalé de la réalité ; le mensonge
romantique culmine lorsque le récit installe une crise qui n’a pas de
dénouement – pas même dans la mort, fuite ou fatalité tragique qui n’apportent
aucune rédemption. La beauté du romanesque, en revanche, advient selon Girard
dans la grâce de la fin du récit, lorsque le héros, face à la mort, ouvre
les yeux et s’aperçoit de l’illusion romantique où il errait avec passion
; il se « convertit » alors, avec grandeur, reconnaît son erreur et la
vérité transfigure même la crise passée. « Il faut envisager la conclusion
comme le dépassement de l’impossibilité de conclure » :René Girard, dans
ce premier livre qui est l’un des plus grands, réinvente la critique
littéraire, souvent refermée sur elle-même comme en vase clos. Cervantès,
Dostoïevski, Stendhal, Flaubert,Proust… fournissent des chefs-d’œuvres
illustrant à merveille la logique triangulaire du désir, frustré tant que le
sujet vit dans la comparaison narcissique à son faux modèle, haï à force d’être
trop aimé ou recherché. La beauté d’une fin romanesque est la grâce d’un
retour à la vérité.
À lire en premier, si l’on aime la littérature.
Mensonge romantique et vérité
romanesque, Grasset 1961, rééd. Hachette, col. Pluriel, 1985, 351 p.
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