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L’ombre
de la Rome antique
Gwen Le Mouezec
Objections - n°3 - février 2006
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Avant
de condamner la colonisation, il faut la comprendre. Jacques Marseille a donné
l’exemple d’une étude impartiale, reposant uniquement sur les chiffres. À
lui tout seul, il peut modifier l’image que nous avons de la colonisation.
Mais essayons de remonter un peu plus haut. Rome, la Rome antique, n’est-elle
pas la grande matrice du phénomène colonial ?
Deux
événements ont fait basculer le destin de Rome. Le premier est l’expulsion
des rois, aux alentours de 509 avant J-C. Ici se met en place le premier
élément de ce qu’on pourrait appeler "l’idéologie romaine":
chaque citoyen romain peut se dire désormais supérieur à n’importe quel
roi, et les "pères conscrits" du Sénat sont vus comme une assemblée
de souverains. Le fantastique complexe de supériorité romain est en germe.
Puisque le peuple romain est supérieur à un roi, il est forcément supérieur
à tout peuple dominé par un roi.
Le
deuxième événement va être les guerres puniques qui s’étalent de 264 à
202 avant J-C. Cette fois, il ne s’agit plus de soumettre les cités
italiennes hostiles, mais de prendre pied de l’autre côté de la
Méditerranée. Carthage anéantie, d’autres territoires méditerranéens vont
tomber dans l’escarcelle de Rome, tandis que se désagrège l’empire
macédonien. Grèce, Afrique (du nord), Asie mineure passent l’une après l’autre
sous l’Imperium romain. Ce terme d’Imperium est d’ailleurs
significatif. À l’origine, il s’agit de l’exercice des pouvoirs
souverains, essentiellement militaires et juridiques. Les peuples soumis à cet
Imperium ne bénéficient que de la considération portée à une source de
revenus. Il suffit de lire certaines plaidoiries de Cicéron pour comprendre la
férocité et l’avidité des proconsuls à l’égard de leurs
"administrés" vaincus. Les Romains dominent un conglomérat de
royaumes et de cités vaincus pour leur seul profit.
Tout
commence à changer avec César. Même s’il reste un Romain imbu de sa
supériorité (il admire Vercingétorix mais le fera étrangler au Tullianum,
alors qu’il pardonne volontiers à ses adversaires romains), ce général hors
pair est aussi un écrivain avide de connaissance. C’est avec lui que l’Empire
commence à véritablement prendre forme.
Les
premiers empereurs ne feront en effet que reprendre son œuvre. Il ne s’agit
plus cette fois de proconsuls rapaces, mais d’un véritable Empire au sens
moderne du mot, avec son réseau routier et ses liaisons maritimes. Les voyages
racontés dans les Actes des Apôtres auraient été invraisemblables à l’époque
républicaine.
Les
Romains ont pleinement conscience de leur importance, de leur mission. C’est
le fameux Tu regere Imperio populos Romane memento de Virgile [«Toi,
Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton commandement. »
(Enéide, VI)]. Mieux encore, pour garantir leur domination, Rome va proposer à
ces peuples soumis l’ humanitas, c’est-à-dire la civilisation romaine, en
échange de quoi, ces mêmes peuples participeront à la défense du Limes(la
frontière de l’Empire). La citoyenneté romaine suivra peu à peu. Bien sûr,
la fameuse Pax romana sera toujours entrecoupée de révoltes et de
guerres, sans parler d’invasions, mais restera le souvenir d’une sorte d’âge
d’or, celui d’une humanité unifiée.
Une
nostalgie tenace
Plus
tard, lorsque le dernier empereur d’Occident est déposé, ne va plus rester
qu’une intense nostalgie chez les anciens peuples vaincus. Les Romains ont
tellement su convaincre le monde de leur supériorité que chacun va vouloir
être romain et reconstituer l’Empire effondré, à commencer par l’Église.
Il n’y a plus d’empereur, mais un pape qui porte le même titre que César:
Pontifex. Clovis se fait attribuer la dignité de consul. De même, les Bretons
installés en Armorique se réclament de Rome face aux Francs et… aux
Gallo-Romains. Et l’ Historia Britonum de Nennius, écrite au VIIIe
siècle, tout en introduisant le roi Arthur dans la littérature, fait des
Bretons les descendants de la "gens" des Brutus. Il est vrai que de
son côté, Reims prétend avoir été fondée par Remus, frère de Romulus.
Surtout,
jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’Europe entière va s’épuiser à tenter
de reconstituer l’Empire défunt. Cela commence avec Charlemagne, sacré
empereur à Rome. Puis viendra le Saint Empire romain germanique. De son côté,
Philippe le Bel va, plus pragmatiquement, remettre en honneur le droit romain.
Les
tentatives de reconstitution de l’Empire échoueront toutes, d’une façon ou
d’une autre et les entreprises de Charles Quint ne survivront guère à son
règne, mais l’histoire n’en a pas fini avec la Rome des Césars. La
Renaissance voit la redécouverte des lettres latines profanes (le latin
classique remplace le latin médiéval jugé corrompu), et donc de l’ancien
message romain. Désormais, et pour quatre siècles, l’homme occidental va
être gorgé de culture gréco-latine, ce que l’on appelle déjà les
humanités. Il faut imiter les anciens Romains, leur stoïcisme, leur
"vertu" et leur soif de conquêtes. Il faut être soi-même romain.
Cela tombe bien: depuis la fin du quinzième siècle, on découvre chaque jour
de nouveaux territoires à conquérir. Les Amériques deviennent alors le
théâtre d’un gigantesque remake de la conquête romaine. Chaque
nation européenne va ainsi vouloir se constituer un empire, à commencer par l’Espagne
et l’Angleterre. On redécouvre à l’occasion un mot destiné à faire
fortune: celui de "colonie". La légion fera sa réapparition bien
plus tard.
L’imitation
des Romains est d’autant plus justifiée qu’elle s’accompagne d’une
sorte d’impératif moral. Après tout, les nouveaux colonisateurs sont les
anciens colonisés que Rome a éduqués, et un Indien fait penser sous bien des
aspects aux Gaulois ou aux Bretons que César a dû affronter. Ce qui a été
bon pour nos ancêtres le sera aussi pour eux. L’idéologie de la colonisation
plonge directement ses racines dans l’idéologie romaine.
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