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Le
mythe du pillage des colonies
Louis Kolle
Objections
- n°3 - février 2006 |
La
rhétorique que développe à l’envie M. Bouteflika ne tient pas devant la
rigueur de l’historien, surtout s’il a pensé à s’armer d’une
calculette… Jacques Marseille, dans une thèse désormais célèbre, a ouvert
la voie à une autre histoire de la colonisation, pas l’histoire sentimentale,
faite de repentance à sens unique et ponctué du fameux “sanglot de l’homme
blanc”. Pas l’histoire officielle développée par le FLN, toujours au
pouvoir en Algérie et qui ne sait plus comment masquer son échec…
À
en croire Jacques Marseille lui-même, son aventure intellectuelle avait
commencé en pleine orthodoxie marxiste léniniste : « Armé de [mes] certitudes
[les colonies avaient beaucoup rapporté à la France et les guerres d’Indochine
et d’Algérie s’expliquaient bien évidemment par la volonté des “trusts”
de ne pas lâcher leur proie], d’un opuscule, l’Impérialisme, stade
suprême du capitalisme [de Lénine], et d’une calculatrice, j’entrepris
de donner un contenu scientifique à mes certitudes. »
Mais
très vite une question s’impose à l’esprit : comment la France qui
semblait « avoir eu besoin de marchés protégés pour assurer sa croissance et
le maintien de ses débouchés », a-t-elle pu connaître après la
décolonisation une croissance aussi vigoureuse? Pour
preuve, le taux annuel d’accroissement des exportations de bien d’équipement
– qui était de 5,2% pour la période
1951-1959 – est passé à 15 % pour la période 1959-1966. «
Privée de ses colonies, la France comblait progressivement le retard qui la
séparait des puissances les plus industrialisées. »
On
ne triche pas avec les chiffres
Un
double constat s’établit alors : d’une
part, la France n’a aucunement pillé les matières premières de ses
colonies, d’autre part, ces mêmes colonies ont coûté extrêmement cher à l’État
français. L’exploitation des ressources minières et pétrolières a
commencé le plus souvent à l’extrême fin de la période coloniale (1956
pour le pétrole en Algérie, 1957 au Gabon…), et les matières premières «
seraient restées le plus souvent virtuelles si les colonisateurs n’avaient
pas mis en place un système de plantations commerciales ». Quant au coût des
colonies, deux exemples suffisent : En 1961, l’année qui précède l’indépendance,
l’Algérie achetait 421 milliards de francs de marchandises à la métropole,
qui lui en versait 638 pour rétablir le déséquilibre de son budget et de sa
balance des paiements. Et de 1900 à 1970, les crédits offerts par la France à
ses colonies ont représenté quatre fois le montant des emprunts russes,
soit plus de trois fois le montant total des aides américaines à la France de
1945 à 1955 (!).
Chiffres
à l’appui – comptes de 469 sociétés coloniales, chiffres du commerce
extérieur de la France de 1880 à 1960, archives ministérielles et papiers
privés de Paul Reynaud, Marius Moutet et de l’ancienne Union coloniale –
Jacques Marseille arrive au constat suivant : « La balance commerciale entre la
France et son empire présente, dans le long terme, un mouvement remarquablement
alterné. En période de bonne conjoncture,
le solde est positif pour la métropole ; en
période de mauvaise conjoncture, il devient négatif. L’empire
est un réservoir en période de difficulté, un débouché en période de
prospérité […] Le débouché colonial aurait donc ainsi permis de freiner le
déclin d’une industrie en perte de vitesse non seulement en France mais aussi
dans les autres pays industrialisés. En
freinant ce déclin plus particulièrement entre les deux guerres, on peut se
demander si l’empire n’a pas, du fait même, contribué à ralentir la
reconversion de la structure des exportations françaises par rapport à celles
des autres pays européens. » Ainsi de l’industrie
cotonnière qui réalisait 90% de ses
ventes vers l’empire de la Deuxième Guerre mondiale à la décolonisation. La
perte du débouché colonial précipita l’effondrement de cette industrie
(1,6% des exportations françaises totales en 1958, 0,6 % en 1970).
«
La Corrèze avant le Zambèze »
Pourtant,
et c’est la deuxième idée force de sa thèse, un divorce s’installa entre
la population française et son empire. En 1931, 34 millions de visiteurs
admirèrent l’exposition coloniale. En 1944, le député communiste Mercier
affirmait qu’il fallait « souder à la métropole l'ensemble des colonies ».
En 1949, 81% des Français étaient attachés à la garde de l’empire
colonial. Mais en 1955, Pierre Moussa, directeur des affaires économiques et du
Plan, parlait du “complexe hollandais” : la perte de l’Indonésie, loin
d'être une catastrophe pour l'économie néerlandaise, fut au contraire
favorable à l'expansion économique des Pays-Bas. En 1956, Raymond Cartier,
journaliste à Paris-Match, lance son fameux “la Corrèze avant le Zambèze”.
En parlant de la Hollande, il écrira : «
[elle] ne serait peut-être pas dans la même situation si, au lieu d'assécher
son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins
de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle
des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo ».
Enfin De Gaulle déclara en 1961 : « c'est un fait : la décolonisation est
notre intérêt et, par conséquent, notre politique. »
Il
est évident que pour les pays anciennement colonisés, le réveil fut rude : «
Pendant longtemps, la France a fait croire aux pays d'outre-mer que l'argent
était monnaie courante et que la réduction des déséquilibres ne nécessitait
aucun effort particulier. […] Le sévère
apprentissage des contraintes est aujourd'hui le prix de ce laxisme que la
France a pratiqué pendant de trop longues années. »
Mais
– et c’est le principal grief que l’on peut faire à cette thèse
brillante – n’oublions pas que nous parlons en termes d’économie, science
pour qui l’affect ne signifie rien, où l’homme n’est représenté que par
des croix dans des cases. Le coût humain est incalculable, aussi bien dans un
sens que dans l’autre. Comment intégrer dans tous ces comptes la mort des
quelque 75 000 “coloniaux” lors de la Grande Guerre? Et celle de tous ceux
qui reposent en Afrique, Algérie ou ailleurs et qui avaient la foi dans une
mission que l’on qualifiait de “sacrée”.
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