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Vérités
partielles sur l'amour
Abbé G. de
Tanoüarn
Objections
- n°3 - février 2006
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Encyclique:
Le
pape Benoît XVI a publié sa première encyclique: sur la charité le 25
janvier dernier. Il y réfléchit d'abord sur la nécessité d'intégrer l'eros
(l'amour charnel) à l'agapé (amour spirituel) dans l'unité de la personne. Ce
faisant, il ouvre des pistes à notre réflexion, en nous rappelant que
l'essentiel du message chrétien est dans cet amour nouveau qui jaillit de la
poitrine transpercée du Christ, en nous donnant une existence nouvelle… (voir
notre article sur l'encyclique p. 50)
Le
désir et la mort
Que
peut-on opposer à la tyrannie du désir ? Des vœux pieux? Non: une analyse,
celle que l'on trouve déjà dans certaines épîtres de saint Paul (Romains ou
Galates) et que l'on retrouve dans Métapsychologie de Sigmund Freud. Ces
deux grands penseurs juifs ont une conclusion en commun: le destin d'Eros est
Thanatos. Le but du désir, ce n'est pas son objet (homme, femme), c'est sa
satisfaction, c'est-à-dire sa disparition, sa mort… Il faut réfléchir à ce
constat et le répéter, il est au cœur de la condition humaine. Heidegger peut
nous choquer lorsqu'il parle de « l'être pour la mort ». Mais il est vrai
que, selon le schéma ordinaire qui gouverne nos vies, le but du désir est la
mort. Voilà pourquoi on ne peut pas mettre sur le même plan, ni concevoir
selon le même modèle, le désir au sens ordinaire du terme et ce désir
sublime, improbable qui est le désir de vérité et le désir de Dieu. La
vérité du désir, c'est la mort. Le désir de vérité, en revanche, est un
désir de vivre en surmontant le cycle infernal de la vie et de la mort.
Raison
et sentiment
Il
nous est impossible de concevoir l'amour en dehors du monde des sentiments.
Certes, les sentiments expriment l'amour, mais ils ne le nourrissent pas. C'est
en ancrant notre amour au plus profond de notre volonté, en ce vouloir foncier
dont parlait Jean Tauler il y a six siècles, que nous lui permettons
d'affronter le temps, les sautes d'humeur, les hauts et les bas du baromètre
intérieur. Poursuivons dans cette ligne. On peut sans doute aller jusqu'à dire
qu'aimer c'est… vouloir aimer, au sens où celui qui ne veut pas aimer n'aime
pas. Au mieux il aime aimer ou il croit aimer. Mais, direz-vous sans doute,
qu'est-ce donc que cette volonté d'aimer ? La face lumineuse de la raison.
Lumineuse parce qu'elle a été attirée par la Lumière. Pas de volonté
véritable sans une grâce! C'est la leçon éternelle de saint Augustin,
retrouvée, involontairement sans doute, par Maine de Biran au XIXème siècle.
Dieu est ce Point fixe qui nous fait vouloir, jusqu'à soulever le monde s'il le
faut!
L'amour
comme sauveur
Le
désir de vérité que je viens d'évoquer et auquel saint Thomas d'Aquin tenait
plus que tout (cf. Somme contre les Gentils III 49 sq) n'a rien à voir
avec notre nature de mammifère vaguement supérieur… Lui aussi, il signale
une grâce… Mais il ne suffit pas à lui tout seul. Prise en elle-même et
pour elle-même, la recherche de la vérité ne résout rien de nos impasses
existentielles. On peut dire au mieux que ce désir peut se raconter. Quête
spirituelle, quand tu nous tiens! Qui dira le vide intersidéral de semblables
autobiographies? Le néant de ces pseudos
“itinéraires intérieurs”, qui furent tellement à la mode dans les années
30 à 50. Pascal l'avait bien dit: «La vérité sans la charité est une
idole». Alors? Où se tourner? L'amour seul, l'amour dans son objet (oui,
l'objet aimé), l'amour défie le temps, il défie la mort. Il est né pour
régner sur nos chaos, parce qu'il survit à la satisfaction du désir et au
cycle mortel de vie et de mort qui, à travers nos désirs, nous enveloppe.
Le
désir, ce despote
L'idée
à la mode, c'est que le désir est omnipotent et qu'on ne peut rien lui
refuser: «Lorsqu'on ferme la porte, il entre salement par la fenêtre». Toute
la Tradition humaine, dont Platon est un vieil indicateur, nous explique qu'il
n'y a aucune fatalité: celui qui se laisse aller au désir devient l'esclave
d'un maître tyrannique, qui avilit ceux qui le servent. Platon imaginait que
seule la science peut contenir le désir. Aristote insistait plutôt sur
l'éducation et les bonnes habitudes qu'on y contracte pour contenir le désir.
La solution chrétienne est plus profonde: aux foucades, aux tocades, aux
répétitions mornes du désir, elle oppose l'amour. À la faute le pardon. Au
grand laisser-aller, la noblesse d'un cœur qui ne s'arrête pas aux choses d'en
bas mais cherche ce qui ne périt pas: «Là où est votre trésor, là aussi
sera votre cœur».
Amour
divin, amour humain
Dans
un livre tardif, Jacques Maritain, laïc et philosophe, se lamente: l'amour
qu'il a donné à sa femme, Raïssa, au cours de sa vie, il l'aurait en quelque
sorte retiré à Dieu. Il me semble qu'il a tort de se lamenter: il n'y a qu'un
amour, comme l'explique profondément Benoît XVI. Aimer une créature en
vérité, aimer sa femme ou son mari, ce n'est pas priver Dieu de cet amour!
C'est rendre gloire au Créateur pour la beauté de son œuvre. Aimer une créature
en vérité, aimer son conjoint dans la vérité nuptiale de l'«une seule chair
», c'est accomplir la justice dans le service de l'amour…
L'amour
et la loi
Aussi
étonnant que cela puisse nous paraître, à nous chrétiens, personne, avant
l'Evangile, n'avait songé à faire de l'amour le cœur de la morale, la forme
des vertus, le ressort du progrès intérieur. Personne. Pour Aristote déjà,
la loi (avec les sanctions qui l'accompagnent) représente l'agent moral par
excellence. C'est sur la nécessité des bonnes lois que se termine son Ethique
à Nicomaque. Mais vingt-deux siècles plus tard, Kant n'est pas loin de penser
la même chose. Pour lui, l'amour n'est pas un sentiment moral. il est trop
particulier, trop intéressé, trop passionné, pour être au fondement de la
morale. Décidément, seuls les chrétiens ont compris que l'amour était la loi
par excellence, «l'accomplissement du précepte » comme l'explique saint Paul!
Le Christ nous enseigne même que, sans amour, la loi est un péché, parce
qu'elle porte les pharisiens, que nous sommes tous, à cette auto complaisance
qui caractérise toujours les donneurs de leçons.
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