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Plaidoyer pour Narnia
Philippe Maxence
Objections - n°2 - janvier 2006

Le 21 décembre dernier sortait sur nos écrans une adaptation cinématographique signée Disney d’un volume des Chroniques de Narnia de CS Lewis. Le film, rempli d’effets spéciaux, a fait l’unanimité des critiques, les salles sont pleines (cf. notre chronique cinéma p. 41). Reste à savoir s’il est opportun de présenter sous le voile du conte pour enfants certains éléments essentiels du message chrétien, comme la mort et la résurrection du Christ ? Peut-on vraiment dire, avec CS Lewis : le monde de Narnia est un monde simplement plus intense ?

Il s’agit d’un cas typique puisque ce monde est sorti tout droit de l’imagination d’un brillant professeur d’Oxford, converti dans les années trente, au terme d’une réflexion sur la vérité du mythe. Pour Lewis, pourtant, s’il est clair qu’il existe un merveilleux chrétien, il est tout aussi évident que tout merveilleux n’est pas chrétien.

Mais qu’est-ce que Narnia ? Il s’agit d’un monde parallèle au nôtre dans lequel quatre enfants pénètrent par le biais d’une armoire. Ils découvrent alors un monde enneigé, sous la coupe d’une sorcière qui impose son pouvoir despotique. Pourtant, les habitants de Narnia – des êtres fantastiques et des animaux parlants – attendent le retour du lion Aslan, qui viendra les délivrer du pouvoir maléfique de la Sorcière et restaurera Narnia dans sa splendeur initiale. En même temps qu’ils découvrent ce monde, les quatre enfants apprennent qu’ils seront les artisans de sa restauration. Au préalable, ils auront cependant fait un acte de foi envers Aslan, véritable figure christique.

Se laisser surprendre par la joie…

Pour racheter une faute qu’il n’a pas commise, Aslan se livre volontairement aux forces démoniaques de la sorcière. Il est sacrifié et… revient à la vie, au nom d’une loi supérieure à la loi de la vengeance invoquée par son ennemie. Cette histoire à la résonance chrétienne évidente est racontée dans le premier tome des Chroniques de Narnia. À travers six autres chroniques, Lewis présente l’histoire de ce monde, depuis sa création par le chant d’Aslan, l’introduction du mal par l’homme, jusqu’à la fin de Narnia, le jugement dernier et l’entrée dans le Narnia sans fin. Dans l’ensemble des sept chroniques, le christianisme se reflète constamment sans que l’on tombe dans une parodie, une caricature ou une adaptation malvenue. Lewis a, en effet, constamment refusé l’idée d’allégorie chrétienne pour qualifier le monde de Narnia.

Mais alors ? Un Lion qui s’offre volontairement en sacrifice pour racheter une faute qu’il n’a pas commise, pour délivrer le monde du mal, n’est-ce pas une adaptation de l’Évangile?

En fait, la réflexion de Lewis part d’un autre présupposé. Il désire susciter chez les enfants l’émerveillement et la joie, c’est-à-dire l’éclosion d’un sentiment d’admiration, de contemplation et de bonheur. Il ne se demande pas alors comment doit être ce monde pour y faire figurer une image du Christ. Sa démarche est inverse. Prenant acte de sa création, il s’interroge sur la figure que prendrait le Sauveur dans un tel monde. De la même façon, face à l’affrontement du bien et du mal, Lewis refuse de congédier le sacrifice de Dieu et sa résurrection. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit du seul moyen vraiment utilisé par Dieu pour régler définitivement cet affrontement. Le travail du créateur de l’œuvre d’imagination ne consiste donc pas à se substituer à Dieu en imaginant une meilleure manière de vaincre le mal. Son travail, proprement imaginatif, consiste, en revanche, à trouver la meilleure façon d’insérer la «manière de Dieu» dans un monde complètement différent du nôtre.

… Ou se laisser surprendre, tout simplement

Reste à savoir si ce merveilleux chrétien comporte une utilité quelconque.

Question importante, mais question résolument moderne et qui pourrait n’être pas envisagée.

Mais justement, c’est ici que le piège se referme. L’utilité du merveilleux réside dans son anti-modernité.

L’homme moderne revendique sa propre libération de toutes contraintes et de toutes limites. Il s’est affranchi de la peur et de la superstition, nom qu’il donne à la religion. Or, l’acte de la religion, selon son étymologie même, consiste d’abord à relier l’homme à Dieu. En coupant ce lien, l’homme moderne est devenu autonome. Il n’est plus tourné vers Dieu, mais vers lui-même. Ce faisant, il ne s’appelle plus créature, mais « l’Isolé » dans une solitude revendiquée, alors que la Genèse note qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul.

Réhabiliter l’imagination

L’un des premiers effets du merveilleux revient à sortir l’homme de lui-même, à le détourner de soi en l’invitant à découvrir un univers radicalement différent du sien. Il suffit de lire Le Seigneur des anneaux pour le comprendre. D’un coup, l’homme est saisi par une histoire extérieure à sa propre histoire. Malheureusement, le monde moderne n’est pas dupe. Il a créé des contre-feux. Avec les jeux de rôle ou les jeux vidéos qui récupèrent ces histoires, il pousse l’homme à devenir un acteur de cet ailleurs et abolit la frontière.

L’autre effet du merveilleux chrétien est le rééquilibrage de l’intelligence et de l’imagination. L’homme moderne s’est emparé de la raison en la déconnectant du réel. En s’interrogeant sur la place respective de la raison et de l’imagination, Lewis a montré que loin de s’opposer, les deux facultés devaient se compléter parce que l’homme a été créé par Dieu avec l’une et l’autre. Alors que la raison se meut dans l’universel, comme l’ont très bien noté Aristote et son commentateur, saint Thomas d’Aquin, l’imagination s’attache aux singuliers. Selon Lewis, nous n’expérimentons pas des abstractions mais bien des réalités singulières. Nous sentons des roses, mais nous n’avons jamais senti « la » rose. Nous rencontrons des hommes sans avoir jamais serré la main à l’humanité. Faut-il nier pour autant l’existence de la nature humaine ? Justement non ! Le rôle de la raison est de nous montrer les caractéristiques communes et permanentes à tous les hommes.

L’apport de l’imagination est complémentaire : « On ne peut étudier la notion de plaisir au moment de l’étreinte nuptiale, ni approfondir la question de la repentance à l’instant du repentir, ni analyser la nature en plein éclat de rire ». Lewis le dit clairement : « Lorsque nous pensons, nous sommes coupés de l’objet de notre pensée ; lorsque nous goûtons, touchons, voulons, aimons, haïssons, nous ne sommes pas en mesure de comprendre clairement». Il y a donc un dilemme que le merveilleux résout en tendant un pont entre les deux expériences pour déboucher sur l’émerveillement.

Le Merveilleux comme pédagogie

Autre apport du merveilleux : il réapprend à l’homme qu’il n’est pas un Dieu. Chesterton le dit très bien. Le monde des contes de fées, explique-t-il, est un monde de limites et de règles. La liberté de tout entreprendre et de l’entreprendre n’importe comment n’y existe pas. C’est au sens strict un monde anti-libéral. Cendrillon peut aller au bal, mais à condition de revenir avant minuit. La princesse endormie depuis des siècles peut être réveillée, à condition que le prince charmant l’embrasse. Des conditions sont imposées aux êtres des contes de fées. C’est dire combien des œuvres répertoriées dans le genre du merveilleux n’en sont que des simulacres puisqu’ils offrent à l’homme de briser les limites en lui faisant miroiter le pouvoir et l’orgueil du pouvoir.

Cette défense et illustration trop rapide du merveilleux ne doit cependant pas laisser croire ou entendre qu’il se suffit à lui-même. On le voit trop bien. Il peut être détourné, récupéré, avili. Il doit répondre à plusieurs critères qu’un Lewis ou un Tolkien ont bien décrit. Évoquons seulement le fait qu’il doit déboucher sur «l’eucatastrophe», c’est-à-dire que l’histoire doit s’achever par un retournement qui procure la joie. La joie au sens profond du terme. Pas l’avilissement de l’homme.

Reste cependant que cette joie elle-même est insuffisante. Elle n’est qu’humaine, donc imparfaite. Elle doit être comprise comme une préparation au véritable surnaturel, seul capable de nous relier à Dieu. À cet égard, un Chesterton qui proclamait la nécessité de recourir aux « éthiques des elfes » a expérimenté combien seul le catholicisme permettait de retrouver l’innocence par le recours au sacrement. « Quand un catholique revient de s’être confessé, il retourne vraiment, par définition, à cette aurore de son commencement ; il regarde le monde avec des yeux nouveaux ». Si le merveilleux nous désembue le regard, s’il nous remet dans une certaine lumière, il ne saurait suffire à lui-même. Rien ni personne ne remplace le Christ, la seule et véritable lumière, et son Église. Rien ne peut se substituer à la vie de la grâce et à la médiation des sacrements.


Philippe Maxence est l'auteur du Monde de Narnia décrypté (Presses de la Renaissance) et de Pour le réenchantement du monde , une introduction à Chesterton (Ad Solem).

 

 

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