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Benoît
XVI et les temps nouveaux
Abbé G. de
Tanoüarn
Objections
- n°2 - janvier 2006
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À
l’heure où j'écris, la première encyclique du pape n'est toujours pas
publiée. Raison invoquée à Rome : l'importance des documents pontificaux qui
ont marqué la fin de l'année 2005. Parmi ces documents, incontestablement, le
plus important, le plus long, le plus précis est le discours à la Curie
romaine du 22 décembre, à l'occasion des vœux. Benoît XVI apprend aux
prélats de curie « ses chers collaborateurs » à déchiffrer les signes des
temps nouveaux qui s'ouvrent pour l'Eglise...
Si
l'on veut comprendre la pensée de Benoît XVI, il faut la saisir ainsi, il faut
voir l'homme en blanc aux aguets devant le temps qui s'écoule, saisissant les
faits au passage, non dans l'attentisme, qu'on lui reproche déjà ici ou là,
mais dans une sorte d'instinct de l'événement comme signe de Dieu: «Les
événements, dit Dieu, c'est moi, c'est moi qui vous aime». Le saint-père
a-t-il lu ce vers de Péguy? En tout cas, il est tel le père de famille de
l'Évangile « qui tire de son trésor du neuf et du vieux », nova et vetera.
Son
discours du 22 décembre nous donne une belle leçon d'interprétation des
événements. La sélection qu'en propose le pape est instructive. Rien sur les
obsèques grandioses de son prédécesseur. Ces millions de personnes qui ont
déferlé sur Rome, est-ce encore du théâtre pour lui ? S'il insiste sur le
pape Jean Paul II, c'est pour nous parler de son livre-testament, Mémoire et
identité. Et dans ce livre, ce qu'il retient, c'est la leçon du pape polonais
sur la puissance du mal et sur le mystère de la Rédemption. Voilà qui nous
plonge dans le vif du sujet. Il s'agit, pour le pape Ratzinger, de conjurer une
bonne fois les nuées de l'optimisme conciliaire, cet optimisme qui ne voit le
mal nulle part et qui affirme comme un principe indéfectible que « ce qui unit
les hommes est toujours plus important que ce qui les sépare» (Nostra
aetate in init.; Jean XXIII, passim).
Que
retient-il encore? Les Journées Mondiales de la Jeunesse, dont il note le calme
impressionnant et le thème: «Nous sommes venus l'adorer». Retrouvant un bref
instant le ton de son sermon de Cologne le 17 août dernier, il entend bien
placer son pontificat sous le signe de l'adoration. «Je suis celui qui est, tu
es celle qui n'est pas » disait le Christ à sa servante Catherine de Sienne.
Quoi de plus antimoderne que l'adoration? On répète sans cesse à l'homme
qu'il a des droits, qu'il doit se donner à lui-même sa loi, que son désir est
roi. Le pape, lui, rappelle aux hommes qu'ils ne sont rien devant Dieu. Toute la
pédagogie de l'Eglise vis-à-vis de ses enfants est fondée sur cet acte
d'adoration… Benoît XVI insiste sur l'importance de liturgies bien
célébrées, qui poussent à l'adoration. En évoquant le Synode sur
l'eucharistie dans lequel les évêques ont encore eu la part belle, il revient
aux textes du magistère réclamant une célébration respectueuse de la sainte
Messe.
Une
pensée sans improvisation
J'entends
d'ici certains lecteurs me dire: la messe, justement, parlons-en. Le pape a-t-il
rendu son droit de cité, dans l'Eglise, à la messe traditionnelle ? Il me
semble qu'à travers ce discours, il a voulu revenir d'abord sur l'événement
qui a constitué le véritable détonateur de la crise que nous vivons: le
concile Vatican II.
À
l’occasion du 40e anniversaire de sa clôture, le 8 décembre dernier, il
s'était contenté de remettre le Concile entre les mains de Notre-Dame (voir la
chronique de l'abbé Aulagnier dans ce numéro). Le 22 décembre il reprend le
sujet. À fond. En théologien. En pape. En interprète le plus autorisé.
J'avais
déjà rédigé le texte que vous lirez ici page 50 sur l'autorité du Concile
Vatican II. Je suis sincèrement heureux de constater que Benoît XVI, suivant
les traces d'un certain cardinal Ratzinger, s'engage dans cette problématique
de l'interprétation du Concile qui sera vraisemblablement décisive dans les
années à venir, pour aider l'Eglise à digérer cet événement qui n'est
toujours pas “passé” 40 ans après. La rumination ecclésiale risque
d'être encore longue! Mais la pensée du grand théologien qui se trouve
aujourd'hui sur le trône de Pierre s'énonce avec toujours plus de fermeté et
de précision. En 1985, dans Les principes de la théologie catholique, il
affirmait déjà à propos du Concile que « la lettre du texte ne suffit pas
pour discerner le bon grain et l'ivraie ». Il y revient abondamment le 22
décembre dernier : «Tout dépend de la juste interprétation ou comme nous
dirions aujourd'hui de sa juste herméneutique, de la juste clé de lecture et
d'application…». C'est bien la même idée. Plus développée, plus
audacieusement formulée: le concile pour être bien compris, a besoin d'une
clé de lecture, qui n'est pas fournie dans le texte lui-même. « La lettre du
texte ne suffit pas ».
En
1988, dans une conférence donnée à Santiago du Chili, à l'occasion de
l'excommunication de Mgr Lefebvre, le cardinal Ratzinger notait: «Le concile
Vatican II n'est pas abordé comme une partie de l'ensemble de la tradition
vivante de l'Eglise, mais comme la fin de la Tradition et un redémarrage à
zéro. La vérité est que Vatican II n'a défini aucun dogme et a voulu
s'exprimer à un niveau plus modeste, simplement comme un concile pastoral ».
Aujourd'hui, il distingue deux herméneutiques: « l'herméneutique de la
discontinuité et de la rupture» (entre Vatican II et l'histoire de l'Eglise)
et « l'herméneutique de la réforme, du renouveau, de la continuité de
l'unique sujet-Eglise, qui grandit dans le temps tout en restant le même». Il
exclut vigoureusement l'herméneutique de la rupture et il s'attache à
l'herméneutique de la continuité. Et il s'en prend violemment à ceux qui, au
nom d’« un esprit du Concile » qui ne serait pas « dans les textes du
Concile » ont projeté de faire du Concile «une sorte de constituante».
Il
s'en prend donc à ceux qui instrumentalisent le concile pour en faire l'origine
d'un mouvement révolutionnaire dans l'Eglise et il leur oppose sa certitude
tranquille : « La constitution essentielle de l'Eglise vient du Seigneur».
Ce
qu'il faudra retenir de Vatican II
Mais
le pape ne se contente pas d'une critique. Il fixe aussi ce qu'il faudra retenir
de Vatican II : «Le concile devait se consacrer totalement au thème
l'anthropologie»… Anthropologie ? Il s'agit des sciences qui nous permettent
d'avancer dans la connaissance de l'homme. On comprend pourquoi Benoît XVI
parle d'herméneutique du Concile: l'œuvre conciliaire, telle qu'il la voit,
est anthropologique et non dogmatique. Il
est naturel que cette anthropologie, à partir des principes chrétiens
universels et invariables, soit reçue de différentes manières et que cette
réception puisse évoluer en fonction des besoins d'un monde qui est toujours
en pleine mutation.
Pourquoi
le labeur autour d'une anthropologie chrétienne est-il tellement important ?
«La question devient claire si, au lieu de l'expression générique “monde
d'aujourd'hui”, nous en choisissons une autre, plus précise: le concile
devait déterminer de nouvelle façon les rapports entre l'Eglise et l'époque
moderne». Extraordinaire manière de disqualifier le verbiage qui avait cours
en ces années 60 : «le monde d'aujourd'hui» devient «le monde moderne»
voire «la modernité»! C'est un autre univers théologique qui est en train de
se mettre en place depuis Rome, sous la férule habile de ce pape pédagogue.
Le
pape caractérise la modernité à travers trois événements fondateurs : le
procès de Galilée, la réflexion kantienne et la phase radicale de la
Révolution française. Et il délimite trois chantiers principaux : les
rapports entre la science et la foi, les relations entre l'Eglise et l'État
moderne et enfin les relations entre la foi et les religions.
«
Un État moderne laïc qui n’est pas neutre »
Il
aborde particulièrement la question de la liberté religieuse, en distinguant
soigneusement les principes intangibles et « les applications contingentes aux
situations historiques concrètes ». Les relations entre l'Eglise et les États
n'ont jamais été simples ! Les négociations étaient longues et difficiles,
même avec un roi canonisé comme saint Louis. La doctrine n'y trouvait pas
toujours son compte. Mais le principe : une vérité chrétienne qui dépasse et
qui exauce les vœux de la conscience humaine reste fondateur de tout l'ordre
spirituel chrétien. Benoît XVI propose « un État moderne laïc, qui n'est
pas neutre en ce qui concerne les valeurs ». Dès le 15 août dernier, il
était intervenu en ce sens, pour que l'État italien conserve des signes
religieux dans des lieux sensibles comme les tribunaux ou les écoles. Il avait
d'ailleurs obtenu gain de cause. Un texte si riche mérite un travail infiniment
plus détaillé.
Nous
nous y emploierons si Dieu veut!
En
français dans le texte
Que
signifie « ce que l’on appelle aujourd’hui l’herméneutique », comme dit
le pape ? Le dictionnaire Larousse définit l’herméneutique au sens
contemporain du terme comme « la théorie de l’interprétation des signes en
tant qu’éléments symboliques d’une culture ». Que fait Benoît XVI sinon
recontextualiser Vatican II, en en faisant le lieu symbolique des questions que
pose l’anthropologie chrétienne à la culture moderne.
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