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Il
faudra sauver… l’abbé Pierre
Joël Prieur
Objections -
n°1 - décembre 2005 |
Sa
silhouette semble inoxydable. Sa vieille pèlerine hante toujours le top 50
regroupant les personnalités préférées des Français. Le
structuraliste Roland Barthes, il y a quarante ans, se moquait déjà de « la
tête de l'abbé », dans laquelle il voyait la véritable origine de ce qu'il
nommait « une mythologie française ». Eh bien ! Bravant son mythe et sa
légende, l'abbé est toujours là ! Et, à 95 ans, il vient d'avouer quelques
“faiblesses charnelles” (a-t-il tout dit ?), histoire de relancer la
discussion sur le célibat des prêtres…
Bonne
occasion de lui refaire le portrait, en revenant à la biographie autorisée
publiée en 2004, qui contenait déjà son lot de “révélations”. Ce
livre est passionnant, pour trois raisons.
D'abord
l'auteur de ce travail, Bernard Violet, a su garder un ton affectueusement
ironique vis-àvis de son modèle. Il se moque gentiment de ses travers
les plus visibles. A le lire, on apprend que l'abbé est cyclothymique, un
peu imbu de sa personne et très soucieux de son image, au point qu'il a
longtemps découpé lui-même tous les articles de presse qui évoquent son
action, pour en faire don à un futur “Musée de l'abbé Pierre”, un projet
concocté, depuis longtemps, par quelques-uns de ses 128 neveux. , avec la
bénédiction du héros.
Deuxième
motif d'intérêt : en général Bernard Violet n'esquive pas les sujets qui
fâchent. Il y a, par exemple, un chapitre sur “l'affaire Garaudy” et
sur le soutien que l'abbé Pierre a apporté à l'ancien député communiste à
propos d'un ouvrage controversé sur « Les mythes fondateurs de la politique
israélienne ». Malgré son embarras, on sent que l'abbé persiste et
signe. Ainsi Bernard Violet cite-t-il une explication de notre héros
national, alors qu'il est convoqué et jugé par ses pairs, membres de la Licra
comme lui. Je ne résiste pas à la reproduire, parce que je suis sûr
qu'elle vous rappellera quelque chose : « Il semble qu'il y ait pu y avoir des
excès en généralisant le fonctionnement des chambres à gaz
dans tous les camps. C'est du détail ». « Ces mots, note placidement
Bernard Violet, sont bien propres à faire bondir quelques-uns des membres de
l'assistance ». En tout cas, ils n'ont pas été censurés par le
biographe !
On
trouve la même franchise dans le chapitre consacré à l'affaire Perotti, un
prêtre homosexuel dont l'abbé avait fait son secrétaire particulier et qui
succédait, pour cette charge, à la très directive Lucie Coutaz. Et
encore du franc-parler dans le chapitre consacré au soutien accordé par
l'abbé au terroriste Vanni Mulinaris et à “Hypérion”, un groupe
soupçonné d'être la plaque tournante française du mouvement italien des
Brigades rouges. L'abbé Pierre a toujours déclaré quant à lui que ce
groupe était un innocent phalanstère voué à la mémoire du personnaliste
Emmanuel Mounier. Le biographe est, lui, plus nuancé. Il n'est
catégorique que lorsque Golias, le journal catho brut et gaucho, accuse
l'abbé, sans preuves, d'avoir dénoncé des résistants à la Gestapo. Et
là, pourquoi ne pas le reconnaître ? Sa réfutation fait mouche.
Pour
en rester aux heures les plus sombres de notre histoire, je regrette que le
biographe autorisé n'ait pas évoqué le soutien indéfectible du député
résistant Henry Grouès (c'est le vrai nom de l'abbé Pierre) à la politique
sanglante de l'Épuration et le fait que ce prêtre ait osé voter à
l'Assemblée nationale, contre l'amnistie des collaborateurs encore mineurs…
Est-ce un « détail » là encore ?
L’affaire
Henryves
Je
voudrais en venir au troisième motif que l'on peut avoir de lire cette
biographie : l'abbé Pierre a ouvert à Bernard Violet les Carnets intimes de sa
jeunesse (restés totalement inédits à ce jour). Nous apprenons, par le
truchement de ces textes qui ont aujourd'hui plus de 70 ans, l'amitié
passionnée que le scout Grouès, vers l'âge de 16 ans, voua à Yves, un jeune
membre de sa patrouille, dont la voix de soprano l'émouvait au plus
profond. « Henryves » : le futur ecclésiastique rêve d'un duo
fusionnel. C'est depuis ce temps qu'il écrit son prénom “Henri” avec
un y final. Mais ses sentiments ne sont pas payés de retour. Pour
se remettre de cette déception, “Henry” passera un an à Nice, loin de sa
famille. Le biographe n'hésite pas à conclure : « C'est bien l'échec
de ces élans amoureux qui amena l'adolescent exalté à se choisir un autre
guide et non des moindres : Jésus Fils de Dieu ». A l'heure où cela
devient tellement à la mode, il serait certainement abusif de parler d'un outing
de l'abbé Pierre, qui a toujours affirmé sa répulsion personnelle pour
l'homosexualité. Mais cet épisode reste extrêmement significatif de son
caractère et de l'atmosphère spirituelle de son adolescence.
Deuxième
document inédit, livré au public : un texte de 114 pages que l'abbé a
intitulé son « Testament ». On y trouve de tout : une lettre
d'engueulade à Sa Sainteté le pape Jean Paul II (ou à son successeur) sur les
richesses du Vatican, parce que, même post mortem, l'abbé Pierre veut rester
le prophète de l'Eglise des pauvres. Est-ce pour donner des idées à ses
confrères ou pour faire concurrence à Michel-Ange ? Il a décidé d'offrir au
Musée du Vatican un ostensoir qu'il a fabriqué lui-même, avec une lampe de
poche pour éclairer l'hostie… Il livre aussi l'ordonnance précise de ses
obsèques dans la petite église d'Esteville, en Normandie, où il veut que soit
chantés quelques chants latins comme le Salve regina et le Rorate
caeli. Ultime détail : le prophète ami des pauvres condescend à
être enterré avec toutes ses décorations, mais il souhaite rester pieds nus
dans la tombe. En souvenir des premières années de sa vie consacrée,
avant-guerre, où il était capucin déchaussé.
Une
manière comme une autre de montrer que l'abbé Pierre, à travers moult
péripéties, est resté fidèle à lui-même… Ou est-ce à son image ?
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