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Vienne 1900 ou le salut par la forme
Paul Vonderscher
Objections - n°1 - décembre 2005

On a l'habitude de penser deux généalogies de la modernité picturale : l'une, anti-naturaliste, remonterait depuis l'impressionnisme jusqu'à Picasso ; l'autre, anti-romantique, serait initiée par Klimt pour donner naissance, via Schiele, à l'expressionnisme. Alors que Paris redécouvre cette modernité à l’autrichienne, il importe de se laisser interroger par ce destin si particulier de l’art dans la Mitteleuropa. L'exposition, qui a lieu au Grand Palais depuis le 5 octobre et qui durera jusqu’au 23 janvier, présente "Vienne 1900" comme la genèse d'une "autre modernité".  Que signifie ce diagnostic ?

Vienne 1900.  Un volcan social et politique.  L'Empire est éclaté : son unité ne fait plus illusion qu'à l'étranger.  Seul le fameux esprit viennois permet encore ce simulacre de rayonnement. Vienne 1900, c'est la décadence savamment ignorée. Des officiers, encore fiers de leurs uniformes qui ne représentent plus rien, valsent sur des airs de Strauss, sourds aux revendications nationales et à la misère d'un prolétariat qui se multiplie.  Strauss dans les décombres, voilà l'esprit viennois.

Dans ce climat crépusculaire, l'élite intellectuelle et artistique bouillonne.  Elle se consacre au renouveau d'une identité autrichienne écartelée.  Le romancier Hermann Bahr tente une formidable synthèse, de Mozart, à Grillparzer, le dramaturge, pour "inventer l'âme autrichienne".  Les débats entre germanophiles, nationalistes et partisans de l'Empire font rage, peu à peu noyés dans un pessimisme désenchanté. Robert Musil, le romancier de “L’homme sans qualité” se résout à cette non-définition significative : "L'Autrichien, c'est l'Austro-Hongrois, moins le Hongrois". La dissolution identitaire gagne toutes les sphères de la pensée.  Les mathématiciens dévoilent l'irrationnel à la racine de leur science. Freud annonce la mort du règne de la conscience dans sa propre demeure. Passionnés par ses théories, les artistes découvrent le vide de leur identité.  Cruelle désillusion après l'exaltation romantique.

L'histoire se théorise alors comme processus de dégradation des valeurs.  Sur ce postulat, Hermann Broch construit sa formidable fresque Les Somnambules.  Il y saisit trois possibilités existentielles face à la marche de l'Histoire.  Trois romans, trois époques : 1888, 1903 et 1918.  Le second roman s'intitule Esch ou L'Anarchie.  Broch part d'une définition totalisante du style : le style d'une époque, c'est son expression vitale.  Toute action ou pensée en est imprégnée. Or, c'est le champ des valeurs d'une époque qui en crée le style.  On comprend alors que pour Broch, l'anarchie ne se réduit pas à un concept politique.  L'anarchie, c'est le règne de valeurs sans contenus, le règne de formes vides.  Esch - comprenons, le Viennois en 1900 -

c'est, face à la faillite du sens, la recherche désespérée de la valeur réelle, de la forme signifiante. Esch, c'est le "fanatisme de l'époque sans Dieu". On aperçoit le terrible enjeu métaphysique de cette quête. Esch subit le cauchemar d'un monde sans unité, dont rien ne fonde le sens.  Les contours s'évanouissent dans la multiplicité. Et l'informe touche en premier lieu l'identité du sujet.

Monde vide, monde incertain, où rien ne peut être défini car rien ne peut même être désigné. Le projet du quatuor viennois, dont les œuvres sont exposées en ce moment au Grand Palais, l’idée que partagent, au-delà de leurs différences Klimt, Schiele, Kokoska et Moser apparaît alors clairement.  Si aucune certitude ne permet de reconstruire un monde enfoui, il s'agit de le recréer.  La quête de la forme doit s’incarner.  Il s’agit de créer des formes organiques.  Et c'est là tout le secret de cette peinture.  Une forme organique, c'est une forme autonome, qui tire d'elle-même son principe, et qui engendre dynamiquement, à partir d'un centre en perpétuelle résurrection, ses périphéries, ses supports, son sens. La question de l'unité se trouve ainsi résolue : l'œuvre d'art tire de sa forme la légitimité de ses contours.  Les paysages de Klimt se font mosaïques. Jusqu'à l'explosion des couleurs. Cependant le sens est là.  Le paysage tire sa forme de sa composition même.  Cet incroyable projet de la création d’un monde par l’art est littéralement prométhéen.  Il exige une architecture surprenante : afin de reconstruire le cogito morcelé, c'est la tentative esthétique qui précède celle de la création d'une "transcendance sociale".  Mais une fois ce nouveau cogito et cette transcendance mis au monde, ils soutiennent à leur tour le projet esthétique.  Dans leur fièvre recréatrice, les quatre peintres privilégient l'allégorie, qu’elle soit religieuse, historique ou mythique.  Chez Klimt, la quête allégorique se nourrit d'ornementalisme, avec une horreur du vide véritablement baroque. Schiele, lui, nous montre l'obscène, la mort, l'angoisse, le vide, mais pour la rédemption de tout ce qu'ils ont d'humain. Moser, selon un principe de variations, répète ses formes. Il crée ainsi un réseau de “correspondances”, au sens quasi-baudelairien du terme, dont se dégage une "ténébreuse et profonde unité".

Afin d'atteindre une véritable autonomie formelle, la représentation des quatre peintres se détache de toute recherche psychologique ou narrative.  En effet, seule l'expression, pure de toute trace causale, est à même de dévoiler l'essence des choses.  Wittgenstein, philosophe du Cercle de Vienne, en fait le centre de sa théorie esthétique.  Partant de l'étude de la "grammaire du voir", il montre que ce dernier n'est pas purement optique : la saisie du sens est immédiate à la vision.  La compréhension des nuances du jaune à l'or, même, s'organise autour de notre perception conceptuelle de la lumière.  Le tableau de Moser La lumière en est la parfaite illustration.  Quand les formes se brouillent, il importe, pour leur redonner vie, de rendre les couleurs à leur sens lumineux.  Il en va de même pour la compréhension des situations humaines.  Le voir, toujours voir-comprendre, perçoit la forme dans l'expression. « Considérez un visage ; c'est l'expression de ce visage qui est importante et non sa taille, etc.  soit, donnez-nous l'expression sans le visage ».  Et la faillite du sens, c'est justement la disparition des visages. Schiele s'obstine alors à représenter ses nus avec des visages de poupées, souvent impalpables.  Mais l'expression est là.  C'est la composition du tableau qui l'impose, dans quelques détails ciselés : le pli d'un bas, le tranchant d'un mollet.  Si la composition est vraiment capitale, c'est que l'expression dépend d'une totalité déterminée par son environnement. C'est dans cet esprit que Schiele peint ses autoportraits en compagnie d'un prêtre, d'un clown, ou entouré de ces fleurs exotiques que sont les alkékenges.  Klimt, tisse ses corps humains dans des décors oniriques que n’inspire aucun motif naturel : le corps humain, souvent réduit à un visage et des mains, trouve pourtant son unité dans une surface qu'il engendre et dont il procède tout à la fois.  Chaque composition, en trouvant sa forme propre, éclaire, définit, et donc sauve l'expression.

S'il s'en tenait là, le projet esthétique serait pourtant voué à l'échec.  S'il garantit l'existence des formes, il n'en rétablit pas encore pour autant la valeur.  « L'art de la Sécession, nous dit Hofmannstahl, est aristocratique dans sa pensée ; dans sa démarche, il est démocratique ».  Cependant, au sein de cette curieuse identité axiologique qui existe entre le rien et le tout, une référence est nécessaire à la rédemption. Qu'est-ce qui garantit, en effet, qu'au lieu de « faire de chacun un aristocrate », une telle peinture auto référencée n'organise sa démocratie par le bas ?

Paradoxalement, la seule garantie possible est l'indépassable mesure de la tradition. Sur un tableau figurant l'univers misérable de sa chambre, Schiele calligraphie « L'Art ne saurait être moderne. L'Art revient éternellement à l'origine.  » Une analogie avec la musique, que Schönberg, Webern et Berg ont transformée dans un sens très similaire, nous permettra de comprendre en quoi la tradition a soutenu cette quête de la forme.

Les musiques dodécaphonique et sérielle répondent à la même quête, et, grâce à la tradition, créent une musique également expressionniste et constructiviste.  On a parlé de musique atonale.  Alors que Schönberg, récusant ce terme, préférait parler de pantonalité. Non pas abolition mais expansion du système tonal.  Le dodécaphonisme utilise les douze sons de la gamme chromatique comme des séries, non pour constituer des thèmes, mais des cellules génératrices de l'œuvre entière. Or, Schönberg déclare avoir appris de Bach « l'art de créer le tout à partir d'un seul noyau ».  Cette analogie nous permet de déceler l'importance de la tradition dans la peinture du quatuor viennois : c'est par une reconstruction similaire de la perspective qu'il libère l'expressivité. Klimt doit beaucoup aux icônes byzantines et à la figuration médiévale.  Bien entendu, un tableau de Schiele et une icône n'affichent aucune ressemblance de style.  La tradition est un point d'envol.  Alors, chaque scène peut trouver sa profondeur propre : étagements, superpositions, ou, au contraire, surfaces apposées à la manière d'un vitrail.  Toutes ces constructions à l’allure terriblement moderne s'enracinent en réalité dans l'art "d'avant la trahison".

Si le style naît du sens, on voit alors que des styles radicalement différents peuvent s'imposer avec la même légitimité à partir du même sens.  Et qui songerait à comparer les styles de Klimt, Schiele, Kokoschka ou Moser ? De cette dissemblance des styles, surgit justement l’identité du peintre.  En est-elle pour autant assurée ? Peut-être pas.  Car, malgré l’acte créatif, elle naît d’une définition négative.  Qu’en est-il, alors, des valeurs ? La détresse reste.  Aucun nouveau monde ne surgit.  L'art reste désespérément “pour l'art”.

Hölderlin, au tournant de la modernité, s'exclame : « Le Père a détourné des hommes son visage ».  Mais la Véronique à la Sainte Face de Kokoschka nous tend le reflet de ce visage qu'elle a su s'approprier. L'air hagard, elle ne semble pas encore comprendre l'importance de ce reflet.  Dans le monde de l'informe, il permet pourtant d'en reconstruire un simulacre.  Non sans une certaine conscience tragique. Conscience que la forme reste intangible, malgré une poétique de la tension.  « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé » pouvait écrire Pascal.  À l'heure de la modernité, il ne reste qu'un suaire pour recouvrir le néant.  La forme se mue en un vide au visage d'absolu.

Ce à quoi la peinture viennoise nous invite : braver le vide, et nous perdre dans la beauté tragique de son nouveau visage.

 

 

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