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La mélancolie dans tous ses états
Philippe de Labriolle et l'abbé Guillaume de Tanoüarn, débat dirigé par Dominique Molitor
Objections - n°1 - décembre 2005

« C’est bien la pire peine de ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, mon cœur a tant de peine ».  Paul Verlaine a chanté la mélancolie comme personne.  Il montre que la cause de la mélancolie est une cause perdue… Sous la direction de Dominique Molitor, à la lumière d’une exposition, qui se tient au Grand Palais à Paris jusqu’au 16 janvier, le docteur Philippe de Labriolle et l’abbé Guillaume de Tanoüarn ont évité de chercher la cause que le poète lui-même ne trouvait pas.  Ils ont essayé simplement de montrer combien de sens différents recèle cette tristesse autodestructrice aussi vieille que le monde.


Dominique Molitor : M.  l’abbé, Docteur, vous venez de voir ensemble l'exposition organisée au Grand Palais par Jean Clair, le conservateur du Musée Picasso.  Son objet est : la mélancolie.  Il m'a paru intéressant de susciter un débat sur ce sujet entre deux personnes qui s'intéressent, par leur profession, à l'homme, à son psychisme et à son âme.  Je voudrais d'abord entendre votre réaction à cette formule qui est de Jean Clair justement : « la société actuelle, dans son dynamisme effréné et son sourire de convention produit des dépressifs comme jamais auparavant ; je ne suis pas certain qu'elle ait produit des œuvres. »

Docteur de Labriolle : Dans cet aphorisme, je note d'abord ce terme "effréné", qui manifestement contient en lui-même la notion d'un désordre.  Si on le rapproche de l'exposition, c'est une société que l'on pourrait déclarer "maniaque".  Cette société comporte la volonté de s'étourdir elle-même et de masquer les dispositions dépressives vers lesquelles la conduiraient spontanément soit la condition humaine prise dans son état de nature, soit de façon plus subtile, le fait d'être impuissante à cause du foisonnement de ce qu'elle offre.  Eh bien, cette société qui ne produit pas d'œuvres et qui n'offre que des produits, elle se trouve fatalement en situation d'échec.  Elle est incapable d'aider l'homme à sortir de dispositions naturellement douloureuses et elle tente indéfiniment de masquer cet échec.  Voilà ce que cela m'inspire, comme cela, à chaud, cette belle formule de Jean Clair.

Abbé G.  de Tanoüarn : Ce qui m'intéresse dans cette belle formule comme vous dites, c'est l'opposition entre les deux adjectifs “effréné” et, on est dans un mal être qui vient de l'absence de mesure, de l'absence de frein, mais qui vient aussi de la présence obsédante de tout un tas de conventions.  La plus terrible de ces conventions, me semble-t-il, c'est le bonheur, non pas considéré comme un fruit délicieux de l'existence, mais comme un devoir qui nous cueille en quelque sorte dès le berceau.  Le bébé doit être souriant, l'écolier doit être heureux, le jeune doit s’éclater dans sa vie etc.  etc.  Et malheur à celui qui manquerait à ce devoir d'euphorie ! Il me semble donc que notre société ajoute à toutes les sociétés qui l'ont précédée une cause supplémentaire de mal-être. Dans les sociétés anciennes, je dirais, chaque individu garde une forme de "quant-à-soi" et c'est dans ce retrait, dans cette distance, qu'il peut expérimenter le mal-être qui vient de ce que Pascal appelait, sans hésiter, « la monstruosité humaine » : « Qu'il s'élève je l'abaisse, qu'il s'abaisse je l'élève et le contredis sans cesse jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible ».  Dans la société moderne, ce qui s'ajoute à cela, c'est que l'on a un stéréotype, un standard, un modèle auquel il faut être conforme. Jamais la conformité n'a été plus pesante.  (conformité qui n'est plus la conformité bourgeoise d’autrefois, qui n’est plus seulement une conformité des mœurs, ou de l'éducation, qui n’a pas grand-chose à voir avec une morale commune). Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est d'une conformité comportementale, beaucoup plus extérieure et donc beaucoup plus tyrannique.  Je pense au fond que ce qui engendre la mélancolie dans notre société, c'est la présence obsédante de ce standard du bonheur obligatoire.

DM : Oui mais Jean Clair ne dit pas que la société est mélancolique, il dit qu'elle est dépressive.  Et que justement, c’est le mélancolique qui produit des œuvres, pas le dépressif…

PL : Par rapport à cette nuance, il est clair que se pose la question de la sémantique de chacun de ces termes.  La dépression d'ailleurs, pas plus que la mélancolie, n'échappe à une appropriation par le vocabulaire courant.  On parle couramment de la dépression pour décrire ce qui n’est, somme toute, qu’une chute d'énergie, quelle qu'en soit la source, un peu à la façon d'un descriptif météorologique. D'autre part, la mélancolie paraît se réduire à un sentiment de langueur que l’on rapproche parfois des “vapeurs” qui caractérisent certains âges de transition… Dans l'univers médical, au contraire, on a constaté, de façon aussi descriptive et positiviste que possible, les dégâts de ces pathologies sur l'homme, et l’on mesure le risque suicidaire assorti tant à la dépression qu'à la mélancolie.  Dans leur acception technique actuelle, la mélancolie appartient à la famille des dépressions, mais dans cette famille, elle désigne, en quelque sorte, le rejeton le plus tragique.  Par son intensité, par le risque suicidaire majeur qu’elle fait encourir, la mélancolie a, pour les psychiatres, le statut d'un trouble psychotique.  Non seulement un trouble de la constitution intérieure mais en plus, un trouble qui altère la perception de la réalité.  Le psychotique est conduit à se faire de la réalité une représentation à la fois tragique et inexacte. C’est d'ailleurs ce qui ouvre le champ à la thérapeutique car de cette inexactitude dans le rapport au réel naît la possibilité d'un certain travail de rectification.

GdT : Ce qui m'intéresse en tant que prêtre ce n'est pas la mélancolie au sens clinique du terme, car je ne pense pas que les prêtres soient des thérapeutes. Ou alors on est dans l'imposture du gourou.  Il me semble aussi que la tendance que l'on a aujourd'hui à transformer la religion en en faisant une thérapie, est grave ; elle déforme la religion en la faisant ressembler à ce qu'en pensait Nietzsche, quelque chose que l’on réserverait à tous les ratés, à tous les faibles, à tous les malades, alors même que, en réalité, c'est l'inverse : la religion c'est l'exaltation de la vie, parce que c'est la dimension maximale de l'existence acceptée et assumée.  Mais ce qui est intéressant dans l'exposition telle que Jean Clair l'a voulue, l'a organisée, c'est la polysémie du terme de mélancolie qui a aussi bien l'acception technique de maladie médicalement constatable, et éventuellement curable, mais en même temps, Jean Clair inclut toutes les formes de ce que l'on pourrait appeler la tristesse existentielle. Finalement, il est intéressant aussi de voir que la mélancolie peut guetter chacun d'entre nous, sans que nous soyons pour autant des malades.  La tristesse n'est pas une maladie ! Et justement pour revenir à ce que je disais tout à l'heure à propos du devoir de bonheur, la société dans laquelle règne ce devoir de bonheur, essaie de nous faire croire que la tristesse est une maladie, une maladie honteuse, une maladie que l'on cache, en se retirant au fond de sa chambre. Mais la tristesse est tout sauf une maladie, ce peut être une dimension extrêmement féconde de l'existence qui caractérise le sujet en tant qu'il prend conscience de lui-même, en tant qu'il prend conscience de sa différence d'avec le monde.

Il est de première urgence que nous acceptions la tristesse comme une dimension constitutive de notre existence d'êtres humains, normalement constitués, qui vivent in hac lacrymarum valle, dans cette vallée de larmes dont parle le Salve regina.  La mélancolie, c’est une attitude qui peut être celle de tout un chacun selon les moments de la vie, dans la mesure où il prend conscience de lui-même.

Au fond, c'est la prise de conscience de soi, de sa liberté, de sa solitude qui peut engendrer chez des êtres exceptionnels, ou tout simplement un peu profonds, une vraie tristesse.

DM : Mais qu’en est-il du rapport entre génie et mélancolie, qui est essentiel dans l’Exposition ? Comment expliquez-vous l’étrange fécondité des mélancoliques, qui produisent parfois des œuvres géniales ?

PL : Pour répondre à votre question, il faut prendre le mot mélancolie au sens de ce qu’Esquirol, le créateur des asiles psychiatriques, appelait la lypémanie, c’est-à-dire au sens pathologique.  Un individu présentant certains traits psychotiques, peut être amené, par son inadaptation même, à s’affranchir de certaines conventions et de certains rails de pensée. Il devient ainsi, en quelque sorte accidentellement, capable de faire des assemblages nouveaux, d’effectuer des rapprochements féconds. S’il y a du génie chez les psychotiques, ce sera sous la forme de réveils intuitifs à la fois brutaux et ponctuels.  Je me souviens de certains malades qui avaient des comportements vraiment étonnants en ce sens. Mais la psychose en elle-même ne produit rien.  Le plus souvent, c’est la névrose qui est féconde. Le névrosé a passé certains accommodements avec le réel, qui peuvent le conduire à exploiter mieux certains talents et à combattre sa souffrance par des expériences positives.

DM : Le rôle de l’art est donc de rendre la souffrance positive…

PL : Par rapport à cette extension du terme mélancolie, et en le recevant finalement comme… au sens de la tristesse, ainsi que le fait l’Exposition du Grand Palais, on peut considérer cette tristesse comme l'œuvre de la lucidité. C'est-à-dire d’une acceptation de ce qui est en nous.  Mais en même temps, en prenant ce sens de lucidité comme nouveau point de départ dans nos investigations sur la mélancolie, on s'éloigne de ces visages tragiques que l'exposition nous a montrés en abondance et qui figurent des personnages, finalement sidérés par leurs douleurs, et qui sont dans l'impuissance de leur constat : ils sont envahis par l'idée profondément tragique de n'être que ce qu'ils sont.  Mais à l’évidence, cette fascination pour la douleur de ce que l'on est n'échappe pas aux commentaires plus ou moins envieux des romantiques.  Ces derniers font de la douleur une véritable manière d'être.  Ce faisant, ils n'échappent pas à la critique du freudisme qui voit de façon claire dans cette souffrance romantique une forme paradoxale de la jouissance. Si l’on veut préciser ce diagnostic, il faudrait dire qu’il peut y avoir une satisfaction que l’on n’attendrait pas forcément à être dans une posture à la fois figée et statufiée, comme si l'on devenait soi-même une œuvre d'art douloureuse. Ce soi-disant destin est un piège, parce que les larmes d’une certaine manière ne sont pas consolatrices : elles ne font qu'illustrer le modèle que l'on voudrait être ; elles représentent, ces larmes, l'impasse existentielle.  À se statufier, à s'esthétiser, ceux qui pleurent ainsi renoncent à se changer.  Ils renoncent à imaginer quelque conversion que ce soit, quelque salut qui se puisse concevoir, et quelque sauveur…

GdT : Est-ce que l'on ne pourrait pas distinguer, justement, la tristesse romantique avec cette ambiguïté de jouissance que vous dites très bien, qui est en quelque sorte une jouissance de soi, quelque chose de narcissique, et puis la tristesse plus classique que l'on a pu voir dans cette exposition. Je pense par exemple à la Melencolia de Dürer, qui semble liée à la condition humaine elle-même, qui ne s'appesantit pas sur le moi avec sa singularité, son insularité, son étrangeté, mais qui sent le temps passer.  C’est tout le thème très “grand siècle” des vanités, de la mort, de Saturne, avec sa faux ou de sainte Madeleine avec son crâne… Il y a là une mélancolie qui apparaît de façon très classique comme une manière de communier intensément, non pas à soi mais à la condition humaine elle-même, à sa fragilité.

PL : Oui, mais de cette fragilité-là, on ne fait rien de constructif, finalement…

GdT : Est-ce qu'il n'y a pas, au XVIIème siècle en particulier, toute une méditation sur les vanités, qui est le fondement du dynamisme de l'individu : Pascal opposait Misère de l'homme sans Dieu et Grandeur de l’homme avec Dieu… Mais je crois que tout le XVIIème siècle a tiré de cette contemplation de la fragilité humaine une sorte de joie paradoxale parce que justement le moindre instant de l'existence devenait une sorte de victoire sur la mort.  Et surtout le grand élan de l'homme vers le ciel n'était pas une fuite mais au contraire une manière d'assumer le caractère temporaire de la condition humaine.  On pourrait montrer que la Béatitude « Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés » trouve, à travers le thème de la mélancolie, tel qu'il est traité par les grands artistes de l'histoire chrétienne, des illustrations extraordinaires. Des exemples ? Le thème de la Madeleine pénitente, celui de saint Pierre après son Reniement, traité par Domenico Feti… Voilà un tableau tout à fait expressif de la mélancolie ! Mais c’est une mélancolie positive, une mélancolie qui construit parce qu'elle convertit : heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés.  Pensons aussi à la Madeleine de George de La Tour.  Au fond on a l'impression que celui qui éprouve la vacuité de son désir (il y a aussi dans l'exposition cette mélancolie érotique illustrée par Cranach l'Ancien) est capable de se convertir et finalement ce sont ses larmes, sa tristesse qui l'auront sauvé de lui-même.

 

 

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